Muhammad Adel Zaky
2025 / 8 / 10
Du mythe à la rationalité:
Le conflit intellectuel et la genèse de l économie politique
Muhammad Adel Zaky
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ORCID: 0009-0001-7294-8605
Le moteur fondamental de la naissance de toute science réside dans la mise au jour de la loi objective qui régit le phénomène (1) social, envisagé comme une chose (2) dominante, exerçant une autorité autonome par rapport aux individus de la société (3). Pour que la science sociale advienne — et non une simple activité spéculative — il faut que la conscience collective soit disposée à dévoiler les lois qui gouvernent les phénomènes sociaux. Cette disposition n’émerge que lorsque sont dissipés les voiles qui entravent la conscience critique, et lorsque s’effondrent les formes d’idolâtrie intellectuelle, au profit d’un élan vers une existence plus riche de sens, en quête de la signification de la vie et de sa finalité. L’économie politique, en tant que science sociale, n’a pu voir le jour et s’atteler à l’explication des phénomènes qui la préoccupent qu’à la faveur de la domination croissante de ces mêmes phénomènes, conjuguée à l’élan de la conscience collective vers la découverte des lois objectives qui les régissent. À-;---;-- travers l’histoire de l’humanité, cinq (4) formes de rationalité se sont succédé: la rationalité mythologique et la rationalité philosophique comme formes dominantes dans l’Antiquité--;-- la rationalité juridique et la rationalité théologique dans le monde médiéval--;-- et la rationalité scientifique comme forme dominante dans le monde moderne (5). Ce n’est qu’avec la dernière forme de rationalité que s’est cristallisée, en Europe occidentale, la science de l’économie politique — bien que la plupart des phénomènes qui l’ont suscitée il y a à peine quelques siècles existaient depuis des millénaires. Dans l’Antiquité et au Moyen Â-;---;--ge, le capitaliste — possesseur de monnaie cherchant à l’accroître — se trouvait, que ce fût à Babylone avant notre ère, à Jérusalem au Ier siècle, à Rome au IIIe siècle ou à Bagdad au Xe siècle, face à trois options:
Première option: acheter une marchandise à bas prix et la revendre à un prix plus élevé, en réalisant un profit issu de l’écart entre les deux prix. Cette opération pouvait se faire à l’intérieur d’un même pays, ou entre deux pays ou plus.
Deuxième option: produire lui-même la marchandise au lieu de l’acheter toute faite. Pour cela, le capitaliste pouvait fournir les matières premières à un artisan possédant ses propres outils, en monopolisant sa production contre un salaire déterminé.
Troisième option: prêter son argent à un tiers pour une durée déterminée et, à l’échéance, récupérer son capital augmenté d’un intérêt. Il pouvait aussi spéculer sur la monnaie en l’achetant et en la revendant, ou exercer diverses opérations de change, tirant profit des différences de taux de conversion.
Ces trois options apparaissent clairement, à travers l’histoire de l’activité économique, comme les choix récurrents auxquels étaient confrontés les capitalistes, qu’ils aient vécu — comme nous l’avons mentionné — à Babylone, à Jérusalem, à Rome, à Bagdad, ou dans tout autre lieu du monde antique ou médiéval. La répétition régulière de ces options — de ces phénomènes — signifie que nous sommes face à des choses appelant à l’interprétation, à l’analyse, et à l’identification des lois objectives qui régissent leur fonctionnement. Il s’agit ici de phénomènes tels que: le profit, le salaire, l’intérêt, etc.Mais nous ignorons sur quelle base était déterminé, à l’époque, le profit du capitaliste selon chacune de ses trois options. Nous ne savons pas non plus comment étaient fixés les salaires, ni selon quels mécanismes étaient déterminés le taux de change ou le taux d’intérêt, etc. Il ne faut donc pas s’attendre à trouver, chez les penseurs de l’Antiquité ou du Moyen Â-;---;--ge, des réponses à nos questions sur les déterminants du profit, du salaire, etc. Cela s’explique par l’absence d’une condition essentielle: celle de la mobilisation de la conscience collective. Les phénomènes à expliquer étaient certes dominants au niveau social, mais l’esprit collectif ne leur accordait pas d’attention scientifique. D’autres formes de rationalité dominaient alors, empêchant la mise au jour des lois objectives régissant ces phénomènes qui s’imposaient pourtant à la réalité sociale. Les lois babyloniennes, par exemple, ont minutieusement réglementé les différentes formes d’activité économique et traité nombre de ses éléments: le capital, les travailleurs, les salaires, les profits, etc. Pourtant, elles se sont toutes inscrites dans un cadre mythologique qu’elles ne dépassaient jamais. Presque toutes les lois babyloniennes étaient présentées comme des pre--script--ions dictées par les dieux au roi, afin d’organiser la société conformément à la volonté divine, et non à celle des hommes. Les textes eux-mêmes abondent en références aux divinités qui contrôlent la foudre, la pluie, les vents, ou devant lesquelles les délits sont confessés, etc. À-;---;-- Athènes, Aristote a abordé des notions telles que l’échange, la monnaie, la valeur ou l’intérêt, etc., mais toujours dans un cadre philosophique (6). Tous les phénomènes sociaux étaient alors étudiés à partir de cette rationalité philosophique. En Europe occidentale, au cours du Moyen Â-;---;--ge, et malgré l’essor de l’artisanat et du commerce international sur les rives de la Méditerranée, la majeure partie des productions intellectuelles et des analyses théoriques relatives à l’activité économique demeurait inscrite dans un cadre théologique. Cela se manifeste notamment dans les écrits d’Albert le Grand (1200–1280), de Thomas d’Aquin (1225–1274) et d’Henri d’Oyta (1320–1382), qui représentent de simples tentatives initiales de réflexion, circonscrites par l’enseignement ecclésiastique, portant sur le commerce, la production artisanale et les phénomènes qui s’y rapportent: les prix, l’intérêt, le profit, etc. (7) À-;---;-- Damas, à Bagdad, à Cordoue ou à Kairouan — du moins entre le VIIe et le XIIe siècle —, la réflexion sur les formes d’activité économique s’est inscrite dans le cadre du droit islamique (fiqh). Les juristes y ont traité des questions relatives au profit, à la spéculation (mudâraba), aux salaires, au change, aux sociétés, à la location, à la vente, au prêt à usage, au gage, à l’assurance, à la garantie, etc. Ce souci prédominant pour la science juridique, qui englobait alors les dimensions économiques, a ainsi empêché l’émergence d’une interrogation sur les lois objectives gouvernant la structure et le fonctionnement de l’activité économique. C’est là, sans doute, la raison — peut-être la seule — pour laquelle une science économique n’a pas vu le jour, au Xe siècle, ni à Bagdad, ni à Cordoue, malgré la présence de la plupart des phénomènes qui allaient plus tard permettre la maturation de cette science. Cette raison tient à la figure du juriste, qui détenait alors, à lui seul, la réponse — légale — à toute question d’ordre social. C’est pourquoi, lorsque sont apparus les grands esprits scientifiques tels que Jâbir ibn Hayyân (722–804), al-Khwârizmî (780–850), al-Kindî (805–873), ar-Ruhâwî (854–931), al-Fârâbî (874–950), Ibn al-Haytham (965–1040), al-Bîrûnî (973–1048), Ibn Sînâ (980–1037), Ibn Bâjja (1095–1138), al-Idrîsî (1099–1160), Ibn Rushd (1126–1198) ou encore al-Jazarî (1136–1206) (8), les questions relatives à l’activité économique, déjà abordées par les traités des juristes — traités dont la majorité d’entre eux ont été formés —, ne les concernaient plus vraiment. Ces questions étaient déjà résolues sur le plan juridique, l’enjeu n’étant plus alors que de connaître les règles légales des transactions (9), et non les lois objectives des phénomènes. D’un autre côté, le kharâj(10) étant l’un des phénomènes dominants de l’époque, des traités spécifiques lui furent consacrés, rédigés avant tout pour guider le souverain dans la gestion financière de l’É-;---;--tat califal, notamment en ce qui concerne l’organisation de ses ressources et de ses dépenses. Ces écrits virent le jour particulièrement à un moment où des interrogations se multipliaient quant au statut juridique des terres conquises, à leurs produits et à leurs affectations… etc. Ces traités furent élaborés par des jurisconsultes(11), et non par des médecins ou des mathématiciens--;-- car tout ce qui relevait du social — comme nous l’avons souligné — était soumis aux pre--script--ions du fiqh, perçu comme l’expression même de la sharî‘a, laquelle régissait l’existence de l’individu dans ce monde comme dans l’au-delà, sans qu’il fût possible de distinguer le civil du religieux. Dans ce contexte, les esprits scientifiques d’alors — et même certains penseurs critiques au sein du fiqh, tels les Mu‘tazilites, notamment al-Jâhiz (775-868), al-Ma’mûn (786-833), le qâdî ‘Abd al-Jabbâr (935-1024) ou encore al-Zamakhsharî (1070-1143) — n’avaient guère d’autre choix que de s’engager dans l’une des deux voies suivantes : soit repenser les fondements mêmes du fiqh en revisitant les sources de la sharî‘a, soit explorer les lois régissant les phénomènes naturels, dans un champ que le fiqh n’était pas encore parvenu à dominer — du moins jusqu’aux époques de déclin et de suprématie du surnaturel. Dans les deux cas, aucune tentative sérieuse n’a été entreprise pour dévoiler les lois objectives régissant l’activité économique sur le plan social. Ce désintérêt s’explique par la position prédominante du jurisconsulte, qui, dans la réalité concrète, a empêché l’émergence d’un penseur social capable d’interroger de manière critique les lois objectives des phénomènes sociaux — et, par conséquent, politiques. Cette obstruction intellectuelle s’est traduite par une exclusion durable des champs théoriques que le faqîh considérait comme relevant de sa propre autorité cognitive. (12) Lorsque l’esprit scientifique critique de tout ce qui est établi se constitue en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles – après que la conscience collective s’est insurgée contre la tyrannie de la monarchie féodale, que les masses ont résisté au dogme du pouvoir ecclésiastique, et que la raison critique s’est élancée à la recherche des lois objectives gouvernant les phénomènes naturels et sociaux, loin de toute mythologie ou théologie – la pensée philosophique elle-même commence à évoluer, réexaminant les postulats de Thalès, de Parménide, de Platon, d’Aristote, etc. Ainsi, avec la formation de cet esprit scientifique, tous les phénomènes sociaux seront étudiés dans une perspective visant essentiellement à découvrir les lois objectives qui les régissent, en rupture avec les conceptions des anciens que la raison critique a rejetées. Dès lors, l’émergence de l’économie politique comme science sociale devient non seulement possible, mais nécessaire, afin d’expliquer les phénomènes économiques nouveaux (13) surgis dans la société européenne. Lorsque éclate la révolution industrielle en Europe occidentale, accompagnée de dizaines de phénomènes nouveaux, et que l’esprit collectif est prêt à en dévoiler les lois objectives après s’être libéré de la tutelle intellectuelle qui a pesé sur le continent pendant des siècles d’obscurité, l’économie politique apparaît en tant que science sociale ayant pour but la recherche des lois objectives régissant ces phénomènes et les problématiques complexes qu’ils soulèvent en matière de production et de distribution. Le phénomène des prix occupe alors une place centrale dans le champ de l’analyse intellectuelle, car toutes les décisions de production et toutes les contradictions de la distribution sont, d’une manière ou d’une autre, dominées par le phénomène des prix. Or, les prix sont la manifestation monétaire de la valeur. Par conséquent, la valeur – en tant que phénomène dominant soumis à une loi objective – devient le point de départ des pères fondateurs de l’économie politique dans leur étude des lois de la production et de la distribution.
Notes de fin
(1) Sur le concept de « phénomène », voir:
É-;---;--mile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique (Paris: Presses Universitaires de France, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, 1964), p. 89--;--
Georges Gurvitch, La Vocation actuelle de la sociologie, Tome II: Antécédents et perspectives, Revue française de sociologie, vol. 4, 1963, pp. 455–457--;--
Denis Duclos, « Projet éthique et positivisme dans la démarche sociologique de Durkheim », L’Homme et la société, vol. 59, no 1, 1981, pp. 145–159--;--
Michael Inwood, A Hegel Dictionary (Oxford: Blackwell’s Ltd, 2008), pp. 246–269.
(2) Par « chose », on entend tout ce qui est existant, réel, et stable, qu’il soit matériel et sensible ou bien immatériel et imaginé.
(3) Le phénomène social, en ce sens, contraint les individus à respecter ses règles--;-- toute infraction est rencontrée par la société avec résistance, soit matérielle, soit symbolique. Par exemple, chaque groupe impose des règles de comportement concernant l’habillement, le langage, l’alimentation, etc. Toute transgression suscite réprobation et rejet. Pour plus de détails, voir:
Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 54.
(4) Lorsque nous évoquons les « cinq mentalités », nous ne prétendons nullement tracer des frontières historiques rigides entre elles. Au contraire, nous soulignons leur co-présence dialectique dans la plupart des périodes passées et présentes. La mentalité dominante est celle qui impose son interprétation des phénomènes. Le critère en est la puissance idéologique de la classe dominante: « Les idées dominantes sont celles de la classe dominante ».
(5) L’usage des termes « ancien », « médiéval », et « moderne » répond à une convention temporelle largement acceptée, sans souscrire à une quelconque centralité eurocentrique.
(6) Aristote, dans une optique philosophique, considère la famille comme une unité productive et explore différentes formes de subsistance: pâturage, agriculture, piraterie, pêche et chasse. Il distingue entre l’usage --dir--ect d’un bien et son échange contre un autre, ce qui l’amène à des considérations sur la valeur, l’utilité et la monnaie. Voir:
Aristote, La Politique, traduit du grec et commenté par le Père Augustin Barbarà (Beyrouth: Comité libanais pour la traduction des chefs-d’œuvre, 1980), pp. 26–32.
(7) Voir, par exemple:
Saint Thomas d’Aquin, Philosophical Texts, sélection, traduction et introduction de Thomas Gilby (Londres : Oxford University Press, 1951), pp. 320–335.
Voir aussi:Al-Jahiz, Al-Tabsir bi al-Tijara (Le Caire: Maktabat al-Khanji, 1949)--;-- Abu al-Fadl al-Dimashqi, Al-Ishara ila Mahasin al-Tijara wa Ghushush al-Mudallisin fiha, éd. et annoté par Mahmoud al-Arna’ut (Beyrouth: Dar Ṣ-;---;--a--dir--, 2009).
(8) Entre le VIIe et le XIIe siècle, les figures majeures du droit musulman tels qu’Abu Hanifa, Malik, al-Shafi‘i, Ibn Hazm et d’autres ont consolidé les sciences juridiques sur la base du raisonnement et de l’innovation, sauf durant la brève domination du courant mu‘tazilite. Le juriste jouissait d’un prestige social tant qu’il ne contredisait pas le pouvoir politique.
(9) Le terme « capital » n’est pas étranger à la langue arabe. Le Coran, dans la sourate al-Baqara (2:279), mentionne clairement l’expression « vos capitaux (“ru’ū-;---;--s amwā-;---;--likum”), soulignant ainsi une conceptualisation précoce de l’argent en tant que capital productif. Les textes juridiques et lexicographiques arabes — tels que al-Mughni, Bidayat al-Mujtahid, al-Mudawwana, al-Qamus al-Muhit, etc. — utilisent également ce terme sans toutefois en explorer les lois objectives. Voir, entre autres: Mā-;---;--lik ibn Anas, al-Mudawwana, édition de Sahnoun (tome 5, p. 48)--;-- al-Fayrouzabadi, al-Qamus al-Muhit (p. 704).
(10) “Kharā-;---;--j, a special Islamic fiscal imposition that was demanded from recent --convert--s to Islā-;---;--m in the 7th and 8th centuries,” Encyclopæ-;---;--dia Britannica, s.v. “Kharā-;---;--j,” dernière mise à jour en juillet 2025,
https://www.britannica.com/topic/kharaj.
(11) Voir, par exemple:Abu Yusuf Ya‘qub ibn Ibrahim, Kitab al-Kharaj (Beyrouth: Manshurat al-Jamal, 2009).
(12) Les traités sur la ḥ-;---;--isba n’abordent pas les conflits entre ouvriers et employeurs, ceux-ci étant plutôt résolus par les juristes selon les normes religieuses et les coutumes, en l’absence de lois objectives.
(13) En Europe occidentale, avec le déclin du système féodal, les moyens de production ont pris le statut de capital. Des phénomènes tels que la vente de la force de travail et la production pour le marché ont été perçus comme nouveaux, bien qu’ils aient des antécédents historiques.
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Cet article constitue la traduction française du troisième chapitre de la première partie de mon ouvrage Critique de l’économie politique, Tome I : Théories générales.
https://www.kotobati.com/book/%D9%83%D8%AA%D8%A7%D8%A8-%D9%86%D9%82%D8%AF-%D8%A7%D9%84%D8%A7%D9%82%D8%AA%D8%B5%D8%A7%D8%AF-%D8%A7%D9%84%D8%B3%D9%8A%D8%A7%D8%B3%D9%8A
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