Dans les illusions de la pensée économique arabe

Muhammad Adel Zaky
2025 / 6 / 11

Dans les illusions de la pensée économique arabe (1)
Le mode de production asiatique comme modèle
Muhammad Adel Zaky
ORCID: 0009-0001-7294-8605
Résumé
Ce travail examine l enracinement de l eurocentrisme dans la pensée économique arabe, ce qui a conduit à l adoption de la théorie importée du mode de production asiatique, qui est en soi un autre reflet de l eurocentrisme. L étude soutient que cette théorie confond la forme de l organisation politique et sociale avec les lois du mouvement économique, et suppose l existence d un mode de production spécifique aux sociétés orientales, différent des modes européens (esclavagiste et féodal). L auteur rejette cette théorie, affirmant que les sociétés orientales antiques et le monde islamique étaient soumis aux lois du mouvement du capital, et que l esclavage et la féodalité ne sont pas des modes de production à proprement parler, mais des formes d organisation sociale. Il conclut que le rejet de la théorie du mode de production asiatique doit se fonder sur une conscience critique de l eurocentrisme qui a dominé l écriture de l histoire mondiale.
Mots-clés:
eurocentrisme, mode de production asiatique, pensée économique arabe, lois du mouvement du capital, formes d organisation sociale.
Le centrisme européen s’est enraciné au plus profond de la pensée arabe, la plongeant dans un état de délire, lui arrachant sa voix créatrice en plantant ses crocs dans sa gorge. Dans le tumulte d’une crise mentale et d’une névrose intellectuelle, la pensée arabe, croyant se réveiller de son profond sommeil, s’est proclamée, avec assurance (mais sous l’influence du même centrisme européen!), prête à remettre en question cette centralité et à affronter son emprise, qui l’a privée de raison durant trois siècles de décadence et de déclin.
C’est alors que cette pensée, avec une démarche se voulant assurée, s’est mise à s’interroger sur la nature des forces productives et de leurs relations dans le monde non européen — en particulier dans les civilisations de l’Orient ancien. Si la production à Athènes, avant notre ère, s’effectuait selon un mode de production esclavagiste, si elle se réalisait en France, au Xe siècle, selon un mode de production féodal, et selon un mode de production capitaliste en Angleterre au XVIIIe siècle, alors quel était le mode par lequel s’effectuait la production des richesses matérielles dans le monde non européen? Par exemple à Babylone ou dans l’É-;-gypte ancienne avant notre ère, ou encore à Bagdad au Xe siècle, ou à Cordoue au XIIIe siècle?
En réalité, la formulation de cette question n’était pas originelle dans la pensée arabe-;- elle avait été formulée, bien auparavant, en Europe occidentale — dans le but de redécouvrir le monde non européen à travers les outils du centrisme européen — avant d’être reprise, consciemment ou non, par la pensée arabe, dominée qu’elle est par une dépendance intellectuelle profonde.
Et parce que cette pensée arabe est une pensée dépendante, elle a suivi les pas de l’Européen, aboutissant à une théorie enfouie dans les tréfonds du centrisme européen: la théorie du mode de production asiatique. De cette théorie ont découlé des absurdités tout aussi empreintes de dépendance intellectuelle et de superficialité: on an ainsi entendu des inepties coupées de l’histoire et hostiles à la science, telles que le « mode de production agricole », le « mode de production fluvial », le « mode de production maritime », voire le « mode de production irakien » ou « syrien »… etc.
Le problème de l’esprit économique arabe se révèle ici plus complexe que la simple subordination à l’esprit européen historiquement victorieux. Le problème ne réside pas uniquement dans l’adoption irréfléchie d’un vocabulaire importé, ni dans l’admiration pathologique du mythe européen, amputé de ses racines orientales. Le problème de l’esprit économique arabe s’inscrit dans un problème plus vaste et plus global: celui d’un esprit économique contemporain qui s’acharne à dépouiller la science économique de son contenu social et à l’arracher, avec un chauvinisme aveugle, à toute dimension civilisationnelle, partant d’une conviction inébranlable selon laquelle l’histoire du monde commence avec celle de l’Europe! Il en résulte une périodisation de l’activité économique humaine selon les critères de l’Européen, qui érige l’histoire économique de l’Europe en étalon universel de conscience – une conscience erronée et trompeuse – quant à l’histoire économique générale de l’humanité, sans la moindre considération pour les sociétés anéanties ni les civilisations pillées.
Ainsi, à partir des allusions de Marx aux modes de production en Asie(2), faites dans le but d’attester l’originalité européenne du capitalisme moderne – et alors que certains ont commencé à remarquer que le schéma de division en (esclavagiste / féodal / capitaliste) est profondément imprégné d’européocentrisme, et qu’il existe d’autres régions du monde, notamment les civilisations de l’Orient ancien ainsi que le monde islamique, du moins entre le VIIIe et le XIIe siècle, que ce schéma européen exclut en ignorant, avec arrogance et entêtement, leur spécificité historique et sociale – une nouvelle théorie a été inventée et ajoutée à l’héritage marxien : la théorie du mode de production asiatique.
Or, cette théorie, dans son essence, n’est rien d’autre qu’une reproduction de l’européocentrisme lui-même, voire l’une de ses applications les plus manifestes! Cette théorie – qui confond, comme à son habitude, forme d’organisation politico-sociale et lois du mouvement économique qui régissent cette organisation – suppose l’existence d’un mode de production dans certaines sociétés, spécifiquement orientales, différent du mode esclavagiste et du mode féodal. Ce qui distingue principalement ce mode – le mode de production asiatique – du mode esclavagiste, selon ses défenseurs, c’est qu’il repose sur un ensemble de villages autosuffisants, pratiquement sans échanges entre eux. L’É-;-tat (despotique) détient la propriété de la terre, tant en théorie qu’en pratique, et ses fonctionnaires exercent un véritable pouvoir de coercition. Les organes centraux de l’É-;-tat s’approprient le surplus sous forme d’impôt ou de tribut collectif, de sorte que l’É-;-tat, à travers ses fonctionnaires, devient la classe exploiteuse. Quant aux paysans, ils sont considérés comme des esclaves de l’É-;-tat, et non de particuliers, comme dans le système esclavagiste classique d’Athènes ou de Rome. Ainsi, le mode de production asiatique, dans cette conception, diffère du mode esclavagiste.
Par ailleurs, ce mode diffère aussi du mode féodal, selon ses promoteurs, en ce que le seigneur féodal détient le pouvoir de coercition et s’approprie le surplus à la place de l’É-;-tat. Tandis que dans le mode de production asiatique, seul le pouvoir de l’É-;-tat (incarné par le roi, le pharaon ou le calife) exerce une domination absolue. Et alors que le mode féodal permet une expansion de la production, le mode asiatique, selon eux, s’y oppose en raison de l’absence quasi totale d’échanges! Ce qui signifie que le niveau de développement des forces productives est, dans le féodalisme, plus avancé que dans le mode asiatique.
Enfin, les partisans de cette théorie – qui prétend pourtant s’opposer à l’européocentrisme! – estiment que les paysans, les artisans et les bourgeois sont susceptibles de s’unir dans une lutte commune contre le seigneur féodal oppresseur, alors que le mode de production asiatique serait marqué par une tendance à la stabilité et à l’immobilisme.
En réalité, cette théorie du mode de production asiatique exprime une conception encore plus fidèle et soumise à l’européocentrisme lui-même-;- ses partisans ne s’en écartent pas d’un iota, car ils partagent l’idée selon laquelle le capital n’aurait émergé qu’en Europe, que le capitalisme n’est apparu qu’en Europe occidentale, et qu’il s’est ensuite diffusé dans le reste du monde – et non l’inverse. Il s’agissait donc d’inventer un nouveau mode de production (niant ainsi la capitalisation des autres parties du monde) pour imposer ce schéma aux autres sociétés, en particulier celles de la Mésopotamie et de l’É-;-gypte ancienne. Cette innovation n’est autre que le mode de production asiatique. Les raisons de mon rejet de cette théorie à caractère européocentré se résument comme suit:
1- Sans confondre la forme de l’organisation politique (despotique) avec les lois du mouvement qui régissent l’activité économique dans la société soumise à cette organisation politique, les sociétés orientales antiques – en particulier à Babylone, en Assyrie, en É-;-gypte et en Perse – ne correspondaient nullement à l’image primitive que leur prête la théorie du mode de production asiatique. Ces sociétés n’étaient pas primitives, ni totalement asservies au service du despote et de ses prêtres, mais elles étaient, à divers degrés, marquées par une certaine maturité civilisationnelle, et l’activité économique y était soumise aux lois du mouvement du capital. Ces lois constituaient la base sur laquelle fonctionnait l’organisation sociale et politique dominante. (3)
2- L’intérêt central de la théorie du mode de production asiatique s’est ainsi concentré sur la de-script-ion des caractéristiques extérieures des sociétés de l’Orient ancien et de leur organisation politique: pouvoir despotique, hiérarchie, stabilité, imposition de taxes. Or, toutes ces caractéristiques ne relèvent en rien des éléments essentiels du mode de production. Si l’on étudie la réalité de l’activité économique dans les pays soumis à la domination islamique, du VIIIe au XIIe siècle au moins, on constate que ces pays, tout comme Babylone, l’Assyrie et l’É-;-gypte, étaient soumis aux lois du mouvement du capital à l’échelle sociale,(4) et qu’ils connaissaient une activité économique, monétaire, financière et marchande, développée. Le fait que cette activité se soit exercée dans une société gouvernée par un calife juste ou par un gouverneur despote pillant la population et épuisant le pays, relève de la forme du système politique et de ses caractéristiques, et non du mode de production soumis aux lois du mouvement du capital à l’échelle sociale.
3- La théorie du mode de production asiatique ne souffre pas seulement d’un manque de lecture critique de l’histoire de l’activité économique, et ne se contente pas de confondre forme de l’organisation socio-politique et lois du mouvement qui régissent l’activité économique dans cette organisation. Elle va au-delà en manifestant une confusion interne dans sa classification du mode de production dominant dans les sociétés orientales, tant dans l’histoire ancienne que médiévale. Elle ne conçoit le capitalisme que sous sa forme européenne, d’origine et de saveur européennes, et n’ose imaginer l’existence de lois du mouvement du capital ailleurs dans le monde avant l’Europe.
4- Lorsque le mode de production asiatique a été rejeté, comme ce fut le cas lors des débats au sein du comité central du Parti communiste égyptien dans les années 1970, et que Salah Mohamed Salah, alias Khalil Kalfat, s’est attelé à cette question, il a conclu que le mode de production asiatique n’était qu’une forme d’esclavage ou de féodalité, selon leurs caractéristiques européennes. Kalfat adopta donc, selon les brochures de vulgarisation et les résumés introductifs, l’Europe comme critère pour identifier les modes de production non-européens. Ce rejet du mode asiatique revient donc à épouser l’eurocentrisme lui-même, dans la mesure où il repose sur l’adoption de l’histoire de l’organisation sociale européenne comme mesure des modes de production dans les différentes parties du monde. Au-delà de la confusion chronique entre formes de l’organisation sociale (esclavagiste, féodale, bourgeoise) et lois du mouvement du capital qui régissent l’activité économique au sein de ces organisations, le courant opposé au mode asiatique (comme Kalfat) considérait les phénomènes qui le caractérisent comme de simples variantes spécifiques à l’intérieur des trois modes connus en Europe, notamment les modes esclavagiste et féodal. Ainsi, le « mode de production » dominant dans l’É-;-gypte ancienne ne serait pas asiatique mais esclavagiste. Et celui du monde islamique au Moyen Â-;-ge ne serait pas non plus asiatique, mais féodal. L’Europe et ses formes d’organisation sociale et politique deviennent donc le critère d’identification des modes de production (résultant en réalité d’une confusion chronique entre forme d’organisation sociale et lois du mouvement du capital) dans les autres régions du monde, passées et présentes.
La théorie du mode de production asiatique est donc, en son essence, une application de l’eurocentrisme. Elle part de postulats non négociables, parmi lesquels :
• Le capitalisme repose sur deux phénomènes: la vente de la force de travail et la production pour le marché.
• Il se caractérise par un développement inédit des forces productives.
• Il est historiquement inconnu en dehors de l’Europe occidentale, et n’est né qu’en Occident, d’où il s’est ensuite diffusé dans le reste du monde moderne.
Ainsi, face à ces postulats fondés sur une confusion entre forme d’organisation et lois du mouvement du capital, il n’y a que deux issues possibles: soit prendre l’Europe pour critère du développement mondial, et faire des systèmes sociaux européens l’instrument d’identification des modes de production dans les autres régions du monde ancien, médiéval, moderne et contemporain -;- soit chercher une théorie (niant au capitalisme toute centralité européenne) qui ferait de l’activité économique dans le monde non européen (non civilisé !) un produit d’un autre mode de production, non européen. Les deux voies, comme nous l’avons expliqué, sont tout sauf scientifiques. Le plus grave est que la théorie du mode de production asiatique – et plus généralement la théorie du mode de production telle qu’elle a été présentée – dissimule la vérité historique: le mode de production capitaliste est le seul mode possible face au mode communautaire, après que l’homme est descendu des arbres. L’esclavage, la féodalité, le socialisme, etc., ne sont que des formes d’organisation sociale, et non des modes de production à proprement parler.(5) Cette théorie voile également la vérité scientifique qui affirme que toutes les formes d’organisation sociale et politique sont soumises aux lois du mouvement du capital, quels que soient le niveau de développement des forces productives sociales, ou la forme juridique que prennent les rapports de production.
Le rejet de la théorie du mode de production asiatique – et de la théorie du mode de production dans sa forme traditionnelle – ne peut être fondé que sur une conscience critique du fait que l’eurocentrisme s’est imposé en racontant l’histoire du monde entier à partir de celle de l’Europe, en excluant de l’épopée historique de l’humanité tout ce qui n’est pas européen. Cela implique, -dir-ectement, l’importance de rechercher notre propre histoire, notre grande histoire perdue.
Notes de bas de page
(1) Les grandes lignes de cet article trouvent leur matière principale dans le chapitre VII de la troisième partie de la sixième édition de mon ouvrage Critique de l’économie politique. Voir: É-;-ditions Al-Muqaddima, Tunis, 2021.
(2) Voir: Marx, Le Capital (Partie I/Chapitre I), (Partie IV/Chapitres: 13, 12, 11).
(3) Voir l’explication détaillée dans mon ouvrage Critique de l’économie politique, troisième partie, chapitre IV.
(4) Voir: Critique de l’économie politique, même source.
(5) Pour ma critique de la théorie du mode de production, voir: Critique de l’économie politique, même source, troisième partie, chapitre V.




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