L’auto-immolation comme geste de communication

Dr Naima Riahi
2011 / 3 / 29


Certains disent que la révolution tunisienne n’a ni identité, ni leader car elle s’est déclenchée soudain sans aucune prévision des autorités politiques et sans un processus et un but prédéterminé. Les jeunes se révoltent irrationnellement sans savoir où ils iront. Certains d’autres discutent le geste de Mohamed Bouazizi à partir du point de vue religieux, en effet, il est absolument illicite de se suicider en évoquant le verset coranique qui interdit le suicide .
Evidemment, la révolution tunisienne n’aurait pas pu déclencher sans le geste d’immolation effectuée par Mohamed Bouazizi. C’est un jeune pauvre « privé », humilié et distingué par une puissance communicationnelle prodigieuse. Il a obligé le monde entier à l’écouter. D’une petite ville du sud tunisien qui a subi foncièrement les conséquences misérables de la mondialisation, sa voix horrible a pénétré les murs assourdis par le désir infini d’accumuler le capital . Ce pauvre jeune a été «privé » de tout droit humain d’embauche et de vie. Et son geste d’auto-immolation est devenu l’expression d’une colère collective et la condition indirecte de toute lutte possible. Bouazizi a été le « leader » involontaire de la révolution tunisienne et de toute autre révolution notamment dans le monde arabe.
Dans un temps où il n’existe plus un Socrate, un Averroès ou un Nietzsche et où le langage rationnel, sage et libre a été obligé à se taire, en ce moment se lève une voix très solennelle qui rappelle les philosophes à reprendre leur rôle de « leaders » ou d’intellectuels engagés. Là où tous les penseurs préparent, chacun à sa façon, un chemin pour justifier le réel – à la hégélienne- et se suffire de l’accepter comme un fait déjà là ; l’auto-immolation de Bouazizi vient rappeler que la mort est la condition sine qua non de la vie.
Socrate a renoncé à la fuite de la justice athénienne et cette position a été la raison de la permanence de tout acte de philosopher. Il a accepté la condamnation tout en sachant que c’était lui qui avait raison et que la justice avait tort mais sa raison philosophique a été la meilleure car sans ce geste de sacrifice, la pensée libre n’aurait pas eu lieu après lui. Sa mort était le commencement de la philosophie. Dans son premier sens, le geste socratique était le fondement de la citoyenneté à savoir accepter les ordres de la cité, mais l’exégète peut aller jusqu’au sens le plus profond et affirmer que la mort de Socrate était aussi la voix de l’accouchement de toute liberté. Mort et liberté ne sont pas des contraires mais deux limites et deux extrêmes. Hegel l’a dit. L’esclave ne peut se libérer qu’en acceptant de mourir et de s’engager dans un processus de lutte pour la vie et pour la liberté. Ainsi le geste de Mohamed Bouazizi a rassemblé les deux expressions célèbres de la tradition arabe chantés par Abou Taib Al Moutanabbi : la dignité et la liberté .
Effectivement, il n’y a qu’une seule alternative : ou la vie libre ou la mort. Un troisième choix est exclu, la vie d’esclaves n’est plus digne d’être vécue.
Dans le cas tunisien, ce n’est pas le prestige de l’Etat qui est en question mais c’est plutôt la vie et la liberté des individus qui sont menacées. Sans travail, sans possibilité de s’exprimer, il n’y aurait point d’ordre, ni de lois car ceux-ci ne peuvent être ni maintenus, ni respectés si les individus sont privés du minimum des droits de vie et de liberté. Hobbes, le philosophe libéral ne l’a-t-il pas dit quand il a fondé la légitimité de l’Etat sur sa fonction économique et sociale. Les hommes en dehors de l’Etat ne peuvent ni cultiver leur terre ni assurer leur liberté, cependant dés qu’ils se réunissent sous l’autorité de la loi leurs droits naturels seront garantis. La vie civile n’est qu’une protection de la vie naturelle. Et d’ailleurs, si l’objectif de l’Etat ne se détermine plus ainsi, il n’aurait aucune légitimité d’exister.
La société tunisienne avant le 17/12/2010 vivait dans la dominance du désir fou de posséder. Désirer le capital et rien que le capital, c’était tout ce qui régnait non seulement par les gouvernants mais aussi par tout le monde. Tel était le roi, telle était son peuple. Toute la société était manipulée pour applaudir seulement. L’amour fou de posséder et d’augmenter l’avoir. C’était là une éthique de possession et de consommation.
Quant aux intellectuels, ils « travaillaient » chez la famille royale dans le palais. L’opposition ne faisait que jouer la démocratie une fois annoncés les élections. Renoncer à cette situation d’esclavage totale et d’étouffement, ce ne peut être que de l’aventure et de la folie. Se révolter ne peut mener qu’à la folie, c’est pourquoi le suicide singulier – l’auto-immolation- était la seule voie possible de dire non, Le Roi ne pouvait pas intervenir s’il s’agit de notre vie « privée ». Il n’aurait ni droit, ni même la possibilité de sanctionner celui qui serait mort. C’est le moindre droit dont peut jouir un homme mort : se révolter par et contre notre corps que seul nous possédons. Cette logique imposée au révolté c’est celle des fous. Nietzsche dirait que la chose la plus sincère c’est la folie qui, elle aussi, est une façon de s’exprimer et de communiquer. C’est là une façon de mourir digne et de refuser la subjectivité qui nous est voulue et choisie par la société.
Ce n’est pas là une auto-condamnation ou un acte désespéré comme le disent ceux qui critiquent le nihilisme. Au contraire, arrêter sa vie, c’est aussi arrêter un type de société soumise et un type de pouvoir injuste. Ce geste rebelle est le même qu’a choisi Nietzsche non par ce qu’il est nihiliste comme le dit le prêtre figé dans ses catégories religieuses et qui vit dans l’esclavage jusqu’au jour de la renaissance où il jouira de toutes les beautés et de tous les biens. Le révolté, malheureusement ou peut être heureusement, ne veut pas se débarrasser de sa mission d’être raisonnable et responsable. Il ne veut pas donner congé à sa capacité de renoncer l’injustice. Il veut prétentieusement, émettre la voix de toute justice possible. C’est ici et maintenant, qu’il faut jouir de la justice, de la dignité et de la liberté et il faut que ces valeurs cessent d’être des idéaux.
L’auto-immolation est la façon la plus authentique pour actualiser ce qui semblait autrefois idéal. Elle est aussi une manière de renoncer aux vérités « ready-made », aux préjugés, aux catégories générales et stables qui ne peuvent satisfaire les esprits libres. Toutefois le pouvoir qui règne considère que le fait de douter en toute chose et de rompre avec l’habituel n’est qu’un évènement isolé. Ce n’est qu’un cas singulier à démolir rapidement et sans lui accorder aucune écoute sérieuse. C’est une anomalie et un défoulement, bref une folie. Mais paradoxalement, la « folie » tunisienne, l’auto-immolation a été moralement accueillie et chantée par le monde entier. Au lieu de la condamner, elle a été honorée comme une étincelle pour soulager la liberté et la dignité. Loin d’être jugée comme une maladie psychique, elle a été considérée comme un signe de santé de cette société. Loin d’être condamnée par les autorités religieuses, elle a été évaluée comme un signe de vie et d’honneur.
Ce n’est pas là seulement une rupture avec la foule ou le quotidien, ce n’est pas l’angoisse qui a poussé à la mort, mais c’est le sentiment de répression et de l’oppression qui ne peut mener que la mort et par conséquent, c’est le début de la libération et de la communication réelle avec l’histoire.
Certainement, il y en a eu beaucoup de gens qui se sont suicidés uniquement par désespoir, mais Bouazizi s’est immolé par sentiment d’injustice, d’hégémonie et de coercition. C’est pourquoi, on devrait démarquer le geste de Bouazizi qui ne traduit pas une situation psychologique, mais qui traduit une position socio-politique. C’est une révolution individuelle, la seule chose que peut posséder Bouazizi c’est son corps. Il l’a brûlé.
Un nouveau mode de communication est apparu avec le tunisien d’aujourd’hui et une nouvelle rupture avec le troupeau ou la masse silencieuse comme le veuille certains. Devenu un symbole, il a mobilisé toutes les masses massacrées dans le monde arabe. Il n’a pas écrit un poème dont les mots pénètrent foncièrement les cœurs malades, mais il a crée un drame non moins pénétrant et non moins communicant que la poésie.
Il a obligé aussi bien son peuple que tous les autres peuples et les autorités à l’écouter. Il n’a pas communiqué seulement avec les misérables et les jeunes chômeurs, mais avec toute la population qui attendait cette étincelle et ce déclenchement, depuis longtemps. C’est une étincelle qui a coupé le silence et qui par un certain silence mortel a permis la naissance de toute parole. Un nouveau discours naît pour mettre fin à l’obéissance quasi-absolue. ce qu’a fait Bouazizi ce n’est plus un simple geste psychique, mais c’est un acte d’ordre ontologique, un bouleversement, une transmutation des valeurs . Alors que « l’intelligencia » applaudissait le dictateur, ce jeune homme révolutionnaire a refusé d’être un parmi le troupeau des « esclaves » il a voulu être un « maitre » possesseur de son existence, libre, noble.
Les philosophes ont étaient toujours des hommes libres, autonomes, et non point un outil manipulé par le gouverneur, mais la majorité de « l’intelligencia » avant la révolution du 14 janvier a été manipulé, elle était fidèle au gouvernement et à l’autorité de la dictature, les jeunes tunisiens ont menés une révolution remarquable dans l’histoire de l’humanité, une révolution pour la dignité. Ils ont rompu complètement avec la tradition de l’obéissance, de la peur et de l’humiliation.
L’irréfléchi a été le commencement. Et comme toute grande œuvre humaine, la passion et l’émotion ont été la source de la rupture avec au moins un demi-siècle d’oppression et de répression. La révolution tunisienne a été le produit d’un cumul d’émotions et d’un tas de sentiments d’injustice et de coercition. Mille autres citoyens tunisiens et arabes auraient aimé effectuer le geste de Bouazizi et la preuve qu’il y en avait après lui plusieurs personnes qui se sont immolés, mais Bouazizi a eu non seulement le mérite de l’initiateur et le courage de le faire mais aussi, il a fourni la chance de faire réussir l’éclatement de tous les sentiments d’injustice. C’est un geste « non délibéré » de fonder tout un espace de libération et de rébellion. Le geste créateur et fascinant d’immolation est devenu un modèle à suivre.
Depuis son enfance d’orphelin, il a été le début de la naissance d’un sentiment de paternité et de solidarité singulière. Il n’a pas assumé la responsabilité de sa petite famille, mais il a assumé par son sacrifice, la responsabilité de toute la population tunisienne et de tous les arabes opprimés et silencieux. Désespéré d’être écouté dans sa vie, il a joui d’une communication fatale après sa mort.
La révolution tunisienne avait son a priori historique déjà-là à savoir toutes les conditions d’humiliation : le chômage, l’injustice, la pauvreté, l’exploitation bref toutes les formes d’assujettissement. Le geste impersonnel, irréfléchi de l’auto-immolation a été la réponse libre et le choix involontaire d’une certaine voie pour la subjectivation. C’est un acte de soulèvement qui a fondé une nouvelle ontologie. Et Mohamed Bouazizi n’a été qu’involontairement un « leader ». La révolution a été préparée historiquement, socialement, économiquement à l’échelle nationale et « mondiale ». L’auto-immolation n’a fait qu’obliger écouter ceux qui se sont assourdis par un réel du développement masqué.




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