« Lobby francophone », langues et patriotisme (1ère partie)

Par Yassin Temlali
2010 / 3 / 16

Bonjour

Réponse à Othmane Saadi parue dans El Watan les 9 et 10 mars.

Amicalement

Yassine
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Réponse à Othmane Saadi


Votre réponse dans « El Watan » du 17 janvier 2010 à mon texte paru dans ce même quotidien le 26 décembre 2009 aborde plus d’un sujet relatif à la situation linguistique algérienne. Vous y défendez les mêmes idées et développez les mêmes arguments désespérément invariables depuis 1983, année de la publication de votre livre « L’arabité de l’Algérie à travers l’histoire ». Avant de vous répondre de façon détaillée, permettez-moi un commentaire rapide de cette thèse que vous vous faites un devoir de propager dans la presse arabe et selon laquelle, c’est un « lobby francophone » qui, en Algérie, après le match du 14 novembre 2009, a déclenché les hostilités médiatiques contre le peuple égyptien.



Les raisons de la crise algéro-égyptienne sont plus complexes que de simples conspirations, ici « francophone », là-bas, en Egypte, « égyptianiste » (vous employez le terme « pharaoniste », « feroûni », dans votre texte intitulé « L’innocence de deux peuples » - « Al Qods Al Arabi » le 5 décembre 2009 -, que j’ai commenté dans « El Watan » du 26 décembre 2009). Je ne m’étendrais pas sur ce sujet. Il fera l’objet d’une contribution distincte. Je me contenterais ici de vous reposer la question à laquelle vous n’avez pas répondu. Si les responsables de cette crise sont le « lobby francophone » et le « lobby pharaoniste », pourquoi le quotidien « Al Chourouk », aussi arabiste soit-il, a-t-il été un des porte-drapeaux du chauvinisme anti-égyptien, et pourquoi un des thèmes favoris de la campagne chauvine anti-algérienne en Egypte a-t-il été la contestation de l’« arabité de l’Algérie » ?



Des journalistes « francisants » ont participé à de regrettables attaques contre le peuple égyptien, mais ils l’ont fait en totale harmonie avec leurs collègues « arabisants ». Dans votre texte paru dans « Al Qods Al Arabi » le 5 décembre 2009, vous critiquez l’usage raciste qui a été fait d’un événement historique, la conquête du trône pharaonique par le roi Chechnak, il y a près de 3000 ans. Dois-je vous rappeler qu’« Al Chourouk », un journal anti-francophile et anti-berbériste, a participé à l’aberrante résurrection de ce souverain berbère ? « Chechnak les a éduqués [Les Egyptiens, NDLR], Al Moêz leur a bâti le Caire… », a-t-on lu dans son édition du 21 novembre 2009.



Existe-t-il un « lobby francophone » ?



Vous avez tendance à transformer tout débat sur la culture algérienne en bataille rangée entre deux camps ennemis. Pas plus que vous n’êtes le représentant des « arabisants », je ne suis celui des « francophones ». Je ne suis le porte-parole d’aucune association de défense de quelque langue que ce soit et, surtout, d’aucun « lobby ». Je ne représente ici, dans les colonnes d’« El Watan », que ma propre personne.



Je vous rassure aussi, M. Saadi, je ne suis pas un défenseur de la Francophonie. Mes écrits sur ce sujet (dans « El Watan » et ailleurs) vous auraient permis de le constater. Je ne doute pas qu’il existe des Algériens francophiles et des dirigeants politiques favorables à des relations plus que privilégiées avec la France. Ce que je conteste, c’est l’existence d’un « lobby francophone » aux ordres de la DGSE. Un « lobby » est un groupement organisé qui défend un certain nombre d’intérêts en exerçant des pressions sur les milieux politiques, médiatiques, etc. C’est cela un « lobby » et non tout groupe de personnes qui ne partagent pas l’intégralité de vos opinions, de la nécessité de l’arabisation immédiate à l’origine yéménite des Berbères en passant, bien sûr, par la climatologie de notre planète il y a 20 mille ans.



Les « francisants » algériens (lorsqu’il s’agit de personnes, ce terme est plus approprié car, en Algérie le français n’est la langue maternelle que d’une infime minorité) sont-ils un groupe organisé, dirigé par un comité central occulte ? En réalité, leurs positionnements politiques et idéologiques sont plus variés que vous ne le laissez entendre. Ils peuvent être de gauche ou de droite. Ils peuvent militer pour la préservation de la culture berbère ou, comme vous, avoir pour elle le plus grand mépris (vous ne vous intéressez à cette culture que pour prouver ses présumées origines arabiques). Ils peuvent soutenir la cause palestinienne ou appeler à la normalisation des relations avec Israël. Ils peuvent être des défenseurs de la mémoire de la guerre d’indépendance ou des « réalistes » qui souhaitent l’effacer au nom de la primauté de l’économie dans les relations internationales. Ils peuvent exprimer des doutes sur la pertinence de l’arabisation de l’enseignement scientifique sans être membres de lobbies qui œuvrent à « éterniser la domination de la langue française sur l’Etat algérien ».



Langue et patriotisme



Vous décrivez souvent les journaux francophones comme un repaire francophile. C’est ce que vous faites, par exemple, dans un article publié le 10 décembre 2008 par « Al Qods Al Arabi » qui tente de démontrer que les mozabites sont, évidemment, des « Arabes de pure souche ». Certes, parfois on lit dans la presse francophone des attaques contre l’arabe ou des proclamations berbéristes chauvines, mais sont-elles plus injustifiées que vos attaques contre tous ceux qui ne partagent pas votre définition quasi-raciale de l’identité (j’y reviendrai) ? Sont-elles plus inacceptables que vos campagnes contre des défenseurs sincères de la culture amazighe, comme Mouloud Mammeri, que vous qualifiez dans votre livre cité de « collaborateur de la colonisation depuis des décennies ».



Certes, on peut déceler dans certains articles des journaux francophones une naïve nostalgie de la période coloniale. Ces journaux sont-ils, pour autant, au service de l’idéal « francophile » ? Comment expliquer alors le positionnement de beaucoup d’entre eux dans le débat actuel sur les cruautés coloniales en Algérie ? Peut-on faire partie du « lobby francophone » et dénoncer la loi française du 24 février 2005 ?



Pour vous, l’état de dépendance de l’économie algérienne s’explique par la francisation de l’administration économique, favorable, insinuez-vous, aux intérêts français. Vous écrivez : « L’Etat francophone a mené le pays à la faillite » et vous en donnez pour preuve le fait que l’aéroport Houari Boumediene soit géré par les Aéroports de Paris. Or, cette société gère cinq aéroports d’un Etat parfaitement arabophone, l’Egypte, et d’importants aéroports d’autres Etats qui ne le sont pas moins, la Jordanie et l’Arabie Saoudite. Si l’économie de notre pays va mal, ce n’est pas parce qu’elle est administrée en français. C’est à cause d’une politique antinationale qui a dilapidé ses ressources au profit des multinationales, qu’elles soient françaises, américaines ou égyptiennes.



A propos du « silence littéraire » de Malek Haddad

Vous distinguez les « francisants patriotes, représentés par Malek Haddad », des « francisants aliénés, comme Kateb Yacine ». L’opinion de l’auteur de « Nedjma » sur l’arabe littéraire (« fusha ») est peu nuancée. La langue de journaux lus par des dizaines de millions de personnes ne peut être aussi « morte » que le latin. Kateb Yacine confondait l’arabe écrit avec le parler sclérosé et artificiel de certains lettrés à une époque déterminée de l’histoire algérienne. Il ignorait le formidable travail qui, au Proche-Orient principalement, œuvrait à le transformer en idiome moderne. Je mettrais ses opinions à ce sujet sur le compte de l’esprit polémique qui, depuis toujours, caractérise les débats culturels algériens. Je ne douterais pas du patriotisme d’un écrivain qui a décrit, comme on l’avait rarement fait, l’émergence d’une âme algérienne intacte des ténèbres de la colonisation.

Vous citez Malek Haddad : « Je suis exilé dans la langue française. » Si ce genre de déclaration suffit à prouver le patriotisme, sachez que Kateb Yacine en a fait plusieurs, plus éloquentes. En 1972, il déclarait à une journaliste française qui l’avait qualifié de « grand écrivain » : « Un grand écrivain ? Je suis un mythe plutôt. Je représentais jusqu’à présent un des aspects de l’aliénation de la culture algérienne. J’étais considéré comme un grand écrivain parce que la France en avait décidé ainsi. En fait mon nom est connu comme est connu celui d’un footballeur ou d’un boxeur. Mes livres ne disaient rien de précis au peuple parce qu’il ne les avait pas lus. » (« Le poète comme un boxeur », Le Seuil, 1994, page 73).

Kateb Yacine était lucide sur l’exil linguistique qu’était pour lui le français et qu’il choisira de quitter pour l’arabe dialectal. Malek Haddad, quant à lui, s’est contenté de proclamer qu’il se taisait « sans regret ni amertume ». Il n’a pas tenté de se rapprocher de celui qu’il appelait son « lecteur idéal, le fellah […] occupé à d autres besognes ». Vous reprochez à beaucoup de francisants de n’avoir toujours pas appris l’arabe 48 années après 1962. Malek Haddad l’a-t-il appris en 16 années d’indépendance ? Et ici, je voudrais corriger votre version, en partie légendaire, de l’histoire de son « silence ». Cet écrivain a arrêté d’écrire des fictions en français. Il n’a pas arrêté d’écrire en français. Après 1962, il a dirigé la page culturelle d’« An Nasr », alors francophone (« Si Constantine m’était contée » rassemble certains de ses articles parus dans ce journal). Il a également fondé « Promesses », revue littéraire non moins francophone. Il a même occupé un poste de « conseiller chargé des études et recherches dans le domaine de la production culturelle en français » !

Les oulémas ont-ils jamais revendiqué l’indépendance ?

Pour vous, si les francisants peuvent être patriotes, les arabisants, eux, le sont par définition. Nous savons pourtant que les soutiens du colonialisme et ses adversaires modérés se recrutaient indifféremment chez les uns ou chez les autres. Vous rappelez que le socialiste Jaurès et le droitier raciste Le Pen ont le français en partage. Rappel opportun. Les Algériens instruits en arabe, tout comme ceux instruits en français, se divisaient en défenseurs et ennemis de la revendication nationale.



Jusqu’à 1956, l’amour de l’arabité n’avait pas suffi à convaincre la direction des oulémas (je dis bien « direction ») que la fin de l’occupation française n’était pas une pure chimère. Cette association, avant de rejoindre officiellement le FLN plus d’un an après le déclenchement de la Révolution, n’avait jamais explicitement revendiqué l’indépendance. Il y a une différence entre condamner les méfaits de la colonisation et appeler au renversement du système colonial.



Vous rappelez que « l’ALN était composée de simples paysans encadrés par des étudiants formés pour la plupart en arabe dans les écoles des oulémas ». Si beaucoup de disciples des oulémas ont très tôt rejoint le FLN, c’est justement parce que ceux-ci ne leur offraient pas d’alternative indépendantiste radicale. Rappeler qu’avant 1956, cette organisation n’était pas convaincue de l’utilité du combat armé, ce n’est pas nier les vieilles convictions indépendantistes de certains de ses membres (Larbi El Tebessi, El Fodil El Ouartilani, etc.). C’est simplement relever le contraste entre les positions individuelles de ces derniers et son attitude, en tant qu’association, prudente et attentiste. C’est donner à sa contribution à la lutte de libération ses dimensions véritables. On ne peut considérer les oulémas comme les « pères de l’indépendance » lorsqu’ils n’en ont été que des parents plus ou moins éloignés.



La langue clé de l’identité ?



« Il n’y a pas de nationalité sans identité nationale et la clé de l’identité est la langue », écrivez-vous. Votre connaissance de l’atlas linguistique du monde est visiblement peu étendue. La Suisse a quatre langues officielles : laquelle est, selon vous, la « clé de l identité helvétique » ? Et lequel, du quechua ou de l’espagnol, véhicule « l’identité nationale péruvienne » ? Et si la langue est la « clé de l’identité », pourquoi les Serbes, les croates et les Bosniaques se sont-ils déchirés aussi cruellement dans les années 1990 alors qu’ils ont une langue commune, le serbo-croate ? Et le maltais, n’est-il pas un parler arabe maghrébin ? Les Maltais ont-ils adhéré à l’UMA ou à l’Union européenne ? La langue n’est pas partout la « clé de l’identité » nationale. Elle l’est pour beaucoup de nations opprimées et, surtout, pour certains Etats, comme la France, dont le modèle linguistique vous inspire.



Vous soutenez que les clivages linguistiques entre francisants et arabisants recoupent des clivages sociaux riches/défavorisés. Ceci peut être vrai mais votre propos doit être nuancé car il y a bien des « arabisants » aisés, dont certains sont les mécènes des mouvements islamistes. En plus, au sein d’un même groupe « unilingue », des usages linguistiques différents peuvent renvoyer à de véritables divisions de classes. Un des critères de la distinction, très courante dans le patrimoine arabe, entre « el khassa », élite cultivée et raffinée, et « el âmma », nébuleuse humaine inculte et grossière, n’est-il pas la maîtrise et l’usage de la « fusha » ?



(A suivre)



Par Yassin Temlali (journaliste)





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Réponse à Othmane Saadi



Une Histoire fantaisiste pour une définition raciale de l’identité (2e partie et fin)



Par Yassin Temlali



Contrairement à ce que vous insinuez dans « El Watan » - et que vous écrivez plus explicitement dans une version modifiée de votre réponse parue dans « Al Qods Al Arabi » du 25 février 2010), je n’ai aucun mépris pour l’arabe, langue que je crois connaître assez correctement pour accéder à ses trésors présents et anciens.



Je n’ai jamais écrit que l’arabe était intrinsèquement incapable de véhiculer des savoirs modernes. Mais si l’arabisation totale de la médecine est aussi facile que vous le pensez, pourquoi peu d’Etats arabes l’ont appliquée ? « Les dictionnaires [de médecine] existent », dites-vous, mais la langue n’est pas une simple nomenclature de termes et l’arabisation ne se réduit pas à un travail lexicographique d’élaboration de glossaires bilingues. Les sciences, ce ne sont pas des mots. Ce sont des savoirs. On peut traduire toutes les connaissances scientifiques du monde, si on n’en produit presque pas, ou si peu, dans nos langues, la traduction sera une entreprise aussi insensée que l’importation de notre nourriture de l’étranger.



L’arabisation est une œuvre de planification linguistique. De ce point de vue, elle peut être scientifique ou ne pas l’être. Une arabisation scientifique est tout autre chose qu’un « putsch » qui écarterait les « francophones » et les remplacerait par des « arabisants » ayant de la culture une conception aussi peu démocratique. Pour éviter le lamentable échec qu’a été son sort, elle doit tenir compte de la situation linguistique « réelle » du pays : les pesanteurs de son histoire coloniale, l’existence de parlers berbères (qui ne sont pas des parlers « arabes anciens », j’y reviendrai) et le droit des berbérophones d’apprendre et d’enseigner leurs langues. Elle doit tendre, par le recours intelligent au dialectal, à combler le fossé entre la langue scolaire et celle des échanges quotidiens, dans laquelle se forme l’imaginaire des enfants arabophones avant leur scolarisation.



L’arabisation doit aller de pair avec la promotion de l’enseignement des langues étrangères, dont l’état aujourd’hui laisse à désirer. Elle doit être menée avec de véritables moyens, matériels et humains. Elle doit, surtout, faire partie d’une stratégie globale de promotion des savoirs modernes. Autrement, elle se réduira à une éternelle œuvre de traduction des productions intellectuelles d’autrui. Si l’histoire se souvient des Arabes, ce n’est pas parce qu’ils ont été les transmetteurs des connaissances grecques. C’est parce qu’ils ont été eux-mêmes des producteurs de connaissances.



Le berbère n’est pas un « dialecte arabe ancien »



J’en arrive à votre thèse sur « l’arabité de l’Algérie à travers l’histoire ». Votre capacité de trancher de façon péremptoire des débats complexes entre historiens, linguistes et ethnologues est franchement fabuleuse. Vous assurez que les ancêtres des Berbères ont quitté la Presqu’île arabique il y a des millénaires comme si aviez été vous-mêmes du voyage ; ce n’est là, en réalité, qu’une hypothèse. Vous rattachez le berbère au groupe linguistique dit « sémitique », ce qu’aucun linguiste n’a fait à ma connaissance, étant établi qu’à lui seul, il constitue une branche distincte au sein de la grande famille appelée « chamito-sémitique ».



Vous simplifiez aussi la pensée des autorités scientifiques auxquelles vous vous référez de façon qu’elle s’intègre dans votre argumentaire. Je me contenterais d’un seul exemple de ces simplifications outrancières. Vous citez Gabriel Camps (« Les Berbères ; mémoire et identité » : « Les ethnologues affirment que les groupes humains blancs d’Afrique du Nord, qu’ils parlent berbère ou arabe, descendent dans leur majorité de groupes méditerranéens venus d’Orient au 8ème millénaire ou même avant. Ils se sont ensuite répandus doucement dans le Maghreb arabe actuel et le Sahara. » Une lecture moins orientée de ce préhistorien nous ferait découvrir que pour lui, l’unité du monde berbère, constitué aussi bien de populations « blanches » que d’autres noires ou métissées, est d’abord linguistique et culturelle. Vous ne rapportez pas fidèlement ni ses propos (il ne parle pas de « groupes méditerranéens » mais de « groupes proto-méditerranéens »), ni son point de vue (« méditerranéen » ne renvoie pas exactement à la même chose qu’« arabes d’Arabie »).



Certes, comme vous le faites remarquer dans votre livre déjà cité, le mot « sémitique » n’est pas le plus adéquat pour désigner le domaine qu’il est censé désigner. Mais « qahtani » et « adnani », termes de la généalogie arabe traditionnelle, que vous employez sont-ils plus appropriés pour décrire la diversité du peuplement de la Péninsule arabique ? Ne sont-ils pas, eux aussi, d’origine mythologique ?



L’essentiel reste ce que le terme « sémitique » recouvre, c’est-à-dire la réalité linguistique cohérente à laquelle il réfère. Vous proposez de le remplacer par « arabe », ce qui vous permet de recouvrir les Arabes, un peuple « sémite » parmi d’autres, du prestige de toutes les civilisations anciennes du Croissant fertile et d’Afrique du Nord. Notons que, pour les besoins de la cause, vous excluez du présumé ensemble antique arabophone, des pays comme l’Ethiopie, dont la langue n’est pas moins apparentée que le berbère à l’arabe.



De l’usage anachronique du terme « arabe »



Le terme « arabe » au sens où vous l’employez est un anachronisme. Avant l’islam, il ne désignait que les peuples d’Arabie et certaines tribus du Croissant fertile ; il n’englobait ni les Babyloniens, ni les Assyriens, ni les Araméens. Au Moyen-âge (Cf., Ibn Khaldoun, par exemple), il désignait les seuls descendants présumés de populations originaires d’Arabie.



Pour la linguistique historique, l’arabe est un membre récent de la famille chamito-sémitique. La « matrice » particulière dont il est issu avec le phénicien et l’hébreu, est qualifiée de « sémitique », non d’« arabe ». Contrairement à ce que vous suggérez, l’existence de cette matrice est, pour l’instant, toute théorique. Pas plus qu’on n’a pu reconstituer le « proto-berbère », on n’a fini de la reconstituer.



Le livre de Pierre Rossi, « La Cité d’Isis ou l’histoire vraie des Arabes », que vous citez, est un formidable pamphlet anti-eurocentriste. Il a réfuté les discours condescendants qui présentaient les Arabes comme un peuple de bédouins pillards, sans aucune profondeur historique. Il leur a rendu justice en rappelant qu’ils avaient été les héritiers d’anciennes civilisations portées par des langues très apparentées à la leur.



Cependant, cet ouvrage n’est pas une œuvre scientifique à proprement parler. Lorsque son auteur qualifie d’« arabe » l’ensemble antique s’étendant du golfe Persique à l’Atlantique, il commet un anachronisme, qu’on admettrait volontiers dans un échange polémique mais sur lequel on ne pourrait, à mon avis, fonder une théorie ethnologique ou historique. D’un point de vue linguistique, une phrase comme « la langue arabe est […] la première langue organisée de l’humanité méditerranéenne précédant celle d’Homère et lui donnant ses lois » n’a pas beaucoup de sens. Toutes les langues, qu’elles soient littéraires ou non, sont « organisées », en ce sens qu’elles constituent des systèmes structurés dont tous les éléments sont solidaires. L’araméen (et non l’arabe) a influencé le grec mais il ne lui a pas « donné ses lois ». Les « lois » du grec (c’est-à-dire son système grammatical et lexical) sont restées celles d’un parler indo-européen. Et, surtout, dans sa forme syriaque, l’araméen a subi à son tour de grandes influences grecques.



Parenté, et non identité, entre l’arabe et le berbère



Avec une égale ferveur vous répétez depuis trois décennies que l’arabe et le berbère entretiennent une très grande parenté. Vous enfoncez des portes ouvertes, car depuis longtemps, aucun spécialiste de linguistique historique ne prétend le contraire. Même un partisan de l’autonomie de la Kabylie comme Salem Chaker a établi l’origine chamito-sémitique du berbère par une démonstration autrement pertinente que la vôtre, basée sur une connaissance approximative des règles de dégagement des racines (je vous donnerais volontiers des exemples d’analogies fantaisistes que vous faites entre des mots arabes et d’autres berbères).



Le berbère est une des nombreuses langues chamito-sémitiques mais cela ne signifie pas qu’il « descende » de l’arabe. Sous prétexte qu’ils entretiennent une ressemblance structurale et qu’ils ont un fonds lexical commun, le latin et le grec sont-ils une même langue ? Deux langues peuvent se ressembler sans se confondre. S’il n’y a pas d’intercompréhension naturelle entre leurs locuteurs, le plus probable est qu’elles constituent deux entités distinctes.



Vous rappelez l’ancienneté des rapports qu’entretenait l’Afrique du Nord pré-islamique avec le Proche-Orient et le rôle qu’a joué l’adoption du punique par une partie des Berbères dans l’arabisation de cette région après les conquêtes musulmanes. Là aussi vous enfoncez des portes ouvertes. Il n’y a qu’un pseudo-chercheur sectaire pour douter de ces faits. Reste leur interprétation. Ni la parenté entre le punique et le berbère, ni même l’adoption de cette première langue par beaucoup de Berbères n’a empêché la contestation périodique de la domination carthaginoise. Les habitants de l’Algérie orientale, où l’usage du punique était répandu, se disaient « cananéens », selon saint Augustin. Vous y voyez la preuve absolue qu’ils l’étaient réellement. Mais l’usage du latin faisait-il des Berbères romanisés d’authentiques Romains ? La fascination des Numides pour Carthage n’était pas fondamentalement différente de leur fascination pour Rome. « Le vaincu est fasciné par l’imitation du vainqueur », écrivait Ibn Khaldoun.



L’histoire au service d’un idéal linguistique autoritaire



Nos divergences pourraient n’être que des divergences de points de vue si vous ne mettiez l’histoire au service d’un idéal linguistique autoritaire. Supposons qu’on puisse prouver un jour que les Berbères sont tous de « descendance yéménite », devront-t-ils renoncer à la revendication de reconnaissance de leur langue ? Qu’ils soient venus du Yémen ou qu’ils aient poussé dans le roc nord-africain, leur droit de parler le berbère est un droit naturel. Les origines communes devraient avoir pour fonction de renforcer la cohésion nationale arabo-berbère et non de justifier l’oppression linguistique d’une partie des Algériens.



Un dernier mot sur ce que j’ai appelé votre « définition quasi raciale » de l’arabité. Vous ne fondez pas l’arabité de l’Algérie sur le seul fait avéré que la langue arabe y est parlée. Vous la fondez essentiellement sur le fait, hypothétique, que tous les habitants du Maghreb, y compris les Berbères, sont les descendants d’Arabes d’Arabie qui ont migré vers l’Afrique du Nord à différentes époques historiques. N’est-ce pas là une définition « quasi-raciale de l’arabité » ? Lorsque vous proclamez dans votre article - déjà cité - consacré à l’origine des Mozabites : « Les Ibadites algériens, Messieurs, sont des Arabes de pure souche », peut-on dire que votre conception de l’identité ne soit pas « quasi-raciale » ?



Vous semblez d’ailleurs avoir la même définition de l’identité du monde arabe. Pour vous, ce qui fait l’unité de celui-ci, c’est moins le fait qu’on y parle ou se dise arabe que le fait, incertain, que Syriens, Egyptiens, Maghrébins etc., soient tous les descendants de tribus arabes d’Arabie. Or, les arabophones peuvent être des descendants d’Arabes, de Turcs, de Persans et même d’Européens restés au Proche Orient après les croisades. C’est ce que Satiê Al Hossari, théoricien du nationalisme arabe, rappelait en écrivant : « Est arabe celui qui parle arabe, qui se veut arabe et qui se dit arabe. »



Je dirais pour conclure, Monsieur Saadi, qu’on peut aimer son pays autrement que vous. On peut s’opposer à la réhabilitation de la mémoire coloniale tout en étant favorable à la promotion du berbère. On peut être favorable à la promotion du berbère sans partager les délires chauvins de certains berbéristes et leur conception fantaisiste de l’Histoire nord-africaine. On peut penser que l’arabisation totale est actuellement difficile et soutenir les luttes des peuples arabes contre l’occupation étrangère. On peut critiquer l’ingérence de Nasser dans les affaires du FLN sans nier l’importance de l’aide égyptienne à la révolution algérienne. On peut ne pas être arabiste et croire en l’existence de forts liens, anciens et présents, culturels et militants, entre l’Algérie et le Machrek... Le monde des idées, Monsieur Saadi, est plus riche que vos préjugés.



Par Yassin Temlali (journaliste)




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