Langues maternelles, musiques, identité et stabilité psychosociale au Maroc

Mohamed Elmedlaoui
2007 / 9 / 9

Pluralité et fonctions de la tradition orale marocaine

Le Maroc est, depuis l’aube de son histoire connue, un pays plurilingue (v. Elmedlaoui 2001-2006 : L’histoire du plurilinguisme au Maghreb). Différentes langues y ont assumé, successivement ou en compétition, différentes fonctions sociolinguistiques (communication courante et affective, littérature savante, diplomatie et commerce international, etc.). Depuis plusieurs siècles au Maroc, les différentes variantes régionales de l’amazighe (berbère) puis les différents dialectes arabes qui ont fini par donner lieu à ce qui est aujourd’hui connu comme arabe marocain ou darija, sont les langues qui assument les fonctions de langues maternelles, de communication courante, et d’affectivité, et sont les langues dépositaires et véhiculaires des éléments et formes verbales de l’identité collective.

Quoique la recherche académique (ex. Bentahila, Dahbi, Boukous, Ennaji) et la gestion socioculturelle (différentes orientations et réformes de l’enseignement) aient resté, jusqu à la promulgation en 1999 de la "Charte Nationale de l’Education et de la Formation" en 1999 et surtout la promulgation par la suite du dahir portant création de "l’Institut Royal de la Culture Amazighe" en 2001, en un grand déphasage par rapport à la réalité sociolinguistique en place, la revendication socioculturelle de masse de ces dernières années, ainsi que les récents événements terroristes sanglants de 2003 et 2007 impliquant des jeunes en précarité identitaire de toute sorte, montrent bien à quel point les dites fonctions sociolinguistiques, culturelles et identitaires ne peuvent rester ignorées à jamais, ni leur revendication prise pour de l’éphémère ou du transitoire qu’il suffit de laisser au soin du temps.

D’abord bien marquée, ces dernières années dans les milieux amazighes ("berbères"), la revendication de masse s’étend également de nos jours à l’espace du darija et de la culture de tradition orale multiforme qu’il véhicule. Cette revendication de réhabilitation gagne de plus en plus le terrain, surtout chez les jeunes en milieux urbains (voir le dossier spécial consacré récemment à la question par le n° 301 du 05-11 mai 2007 du Journal Hebdomadaire ainsi que plusieurs articles dans le journal Tel Quel). Dans les milieux de l’immigration marocaine en Europe occidentale, et en relation directe avec les problèmes d’insertion à l’école et dans la société d’accueil, qu’engendre la non reconnaissance institutionnelle d’aucune fonction aux langues véhiculaires des éléments affectifs et identitaires des jeunes immigré(e)s marocain(e)s, deux approches sont en compétition pour gérer la crise ou la surmonter: (i) des institutions encadrées par l’Etat marocain et/ou par des associations d’immigrés à mission plus ou moins d’édification religieuse, qui essayent de pallier lesdites insuffisances en inculquant à ces jeunes un arabe classique archaïque et déphasé par rapport aux fonctions du contexte vécu, et (ii) certaines initiatives socio pédagogiques encadrées par les pays d’accueil, surtout en Allemagne (notamment les travaux de Utz Maas et Ulrich Mehlem à l’Univrsité d’Osnabrück) en Belgique (notamment l’action de Johan Leman de l’Université Catholique de Bruxelles) et aux Pays Bas, qui essaient des méthodes pédagogiques (mise au point d’orthographes adéquat notamment) de mise en valeur, à l’école, des fonctions des langues maternelles de ces jeunes, le darija ou les variantes de l’amazighe, pour préparer leur insertion dans le système éducatif et dans la société d’accueil et/ou en prévision de tout retour éventuel non raté au pays d’origine.


Manifestations de la revendication identitaire artistique

Parmi les manifestations chez les jeunes de cette revendication des formes verbales véhiculaires des éléments affectifs et identitaires, il y a, entre autres manifestations, le mouvement de réhabilitation des genres musicaux populaires traditionnels (gnawa, malhun, rways, ayta, abidat-rrma, etc.) ainsi que les tentatives de ‘marocanisation’, en arabe marocain ou en berbère, par ces même jeunes, de certains genres de la musique internationale, plus ou moins considérés par l’ancienne école de la culture officielle comme excentriques (le rap, le hip hop par exemple). Dans ce sens, même le Syndicat Libre des Musiciens Marocains de l’ancienne génération, appelle, à l’occasion de la Journée Nationale de la Musique, à «réhabiliter la musique marocaine, la chanson marocaine et la production nationale, qui fait l’objet quotidiennement d’attaques terribles de la part des chaînes étrangères ainsi que d’une formidable conquête culturelle» (Almustaqil 12-18 mai 2006; p.24). Cet aspect d’une quête par une large frange de jeunes très particulièrement, d’assises culturelles de l’identité collective, que l’on peut qualifier de réaction positive vis-à-vis de ce qui est senti comme culture aliénante, s’accompagne curieusement, et en parallèle, chez d’autres franges de la jeunesse, d’une tendance à la perte complète de toute confiance, d’où la fuite vers des espaces imaginaires plus aliénants encore tels que le monde de l’immigration clandestine dite ‘Hrig’ et/ou même vers celui de l’(auto)destruction terroriste, deux espaces qui se complémentent et qui ne sont pas toujours exclusivement liés à la pauvreté, comme on a tendance à le croire, au même degré qu’ils sont liés à la précarité identitaire. Ainsi, faisant le parallèle, deux semaines après les attentats-suicide des jeunes casablancais en avril 2007, entre ce qui venait de se passer et l’état d’aliénation identitaire que génère, selon lui, la marginalisation de la chanson marocaine notamment par la politique culturelle officielle, au profit de la production orientale du Golf tout particulièrement, le chroniqueur Abellatif Berrada conclut sa chronique dans le quotidien marocain arabophone Yawmiyat Annas du 28 avril 2007 sous le titre «La chanson marocaine appelle au secours » en ces termes :
((La chanson marocaine est avant tout l’indice même de l’identité du citoyen marocain. Elle est le champ profond ultime de son affectivité (…). Sans elle, le citoyen perd ce fil fin qui le rattache à ces racines; et c’est là où réside tout le danger, car nous savons tous que la chanson marocaine a une noble mission de sauvegarde de nos valeurs (…); or aujourd’hui, en ces circonstances difficiles que traverse le pays et que nous espérons être de portée passagère, notre besoin de ces valeurs est plus grand que jamais)).

Dans le même esprit, qui, sans ‘philosophie’ ni ‘sociologisme’ savant, fait le rapport inverse entre la promotion de la chanson authentique identitaire et la stabilité psychosociale, Abdelhaq Elmabchour, président du Culb Cinématographie de Sidi Otman de Casablanca, cira, ému par l’affluence du public jeune à la fête en hommage à Al-Ghiwan : «khlliw nnas idukhlu ; had chchi ta ifrreH ; nnas ta ibghiw lfenn u ta ikrhu ttfergiâ "Laissez les gens enter ; ceci réchauffe le cœur : les gens aiment l’art et détestent l’auto-explosion" » (Al-Ahdath Almaghribia 28 mai 2007 ; p. 21)

Dans les milieux de l’immigration marocaine en Europe occidentale, la demande pour la chanson marocaine augmente, beaucoup d’artistes du malhun et de la chanson amazighe se sont établis en Europe, et de plus en plus de groupes de musique populaire ou de "Boulevard" font l’objet d’une demande accrue, chose dont ont tenu compte les médiateurs du showbiz et les animateurs culturels associatifs sur place. D’ailleurs, le thème de l’émigration en lui-même est très ancien dans la chanson amazighe en particulier, et certaines interventions lui seront d’ailleurs consacrées au troisième colloque sur la musique qu’organise l’association Timitar, à savoir Musiques Amazighe et Musiques du Monde (Agadir 05 juillet 2007), notamment l’intervention de Claude Lefébure "Un demi-siècle de chant berbère sur le thème de l émigration ouvrière".

Sur le plan de la recherche

Pour promouvoir une tradition donnée, en lui donnant la chance de se maintenir d’abord et de s’adapter ensuite, en tant que telle, à son nouvel environnement historique, il est indispensable tout d’abord de la caractériser formellement pour en dégager kes traits spécifiques pertinents. En ce qui concerne la tradition orale, et plus précisément la chanson, cette caractérisation est à faire sur plusieurs niveaux, notamment :

(a) en caractérisant la langue elle-même en tant que structures cognitives (phonologie, lexique, morphologie et syntaxe), chose préalable et indispensable pour toute promotion sociolinguistique de la langue en question, dont notamment la mise au point d’un système orthographique adéquat de mise à l’écrit de ses textes pertinents (paroles de chanson, pièces de théâtre, scénarii, dialogues de film, etc. voir Elmedlaoui 1999, 2003) ;

(b) en caractérisant les structures prosodiques de mise en parole, notamment les particularités prosodiques du mètre là où il en est fait usage par la langue ;

(c) en caractérisant les spécificités des structures musicales (échelles, modes, et rythmes) et la façon dont s’agencent ces structures avec celles de la parole (syllabation, métrique).

Parmi les derniers travaux de fond, faits dans le sens du point (a), il y a notamment le travail de Dell & Elmedlaoui 2002, "The syllable in Tashlhiyt Berber and in Moroccan Arabic", un ouvrage financé par le CNRS et qui donne la caractérisation formelle la plus détaillé et la plus à jour des structures sonores de la variante Tachelhiyt de l’Amazighe et de l’Arabe Marocain, dans une approche contrastive. Certains aspects du point (b) ci-dessus portant sur la métrique y ont également été abordés pour les deux langues. Approfondissant les travaux de Jouad et de Bounfour sur les éléments de la scansion métrique du Tachelhiyt et du Tamazight, un autre ouvrage par Dell & Elmedlaoui, financé également par le CNRS et portant sur la syntaxe du mètre du Tachelhiyt et sur la façon dont s’agencent les structures de cette langue avec certains aspects des structures rythmiques de la musique qui leur est associée (le point ‘c’ ci-dessus), vient d’être achevé et remis à l’éditeur sous le titre de "Poetic meter and musical form in the songs of Tashlhiyt Berber". Dans ce dernier travail, une caractérisation formelle et une modélisation du générateur des patrons métriques du Tachelhiyt a été proposée, qui couvre une famille de mètres de plus de la moitié de la centaine de patrons métriques recensés les auteurs de ce travail pour cette langue. Dans Elmedlaoui 2001, le modèle de syllabation métrique mis au point est étendu et adapté à la chanson du genre "Malhun" de l’Arabe Marocain, et dans Elmedlaoui 2006, cette modélisation est étendue et adaptée à la chanson rifaine. Enfin, sur le fond d’un arrière plan de travaux fondateurs d’ensemble, comme Chotin 1938 ou plus récents comme Aydoun 1992, la rencontre annuelle "Musique Amazighes et Musiques du Monde", qui en est maintenant à sa troisième édition, dont nous assurons personnellement la direction scientifique et à laquelle prennent part d’éminents musicologues, chercheurs et universitaires du Maroc et de l’étranger, se donne pour vocation, d’après les arguments de ses sessions successives, de développer le point (c) ci-dessus pour le chant marocain en général et le chant amazighe ("berbère") en particulier, dans le contexte des forces endogènes et exogènes des changements en cours, d’où sa thématique pour 2007 (Agadir, 05 juillet) : "Changements et continuité dans les musiques amazighes". Lors de l’édition de 2006 (Agadir 10 juillet) de cette rencontre, l’ethnomusicologue, Miriam Rovsing Olsen, s’est par exemple penchée notamment sur le premier volet du point ‘c’ ci-dessus pour ce qui est des composants berbères de la musique marocaine, et ce à travers un texte sous le titre "Les musiques berbères : éléments de caractérisation et de comparaison", qui paraîtra dans les actes. Dans la même direction, mais en rapport indirect, cette fois, avec le type de soucis de préservation identitaire et de promotion dans l’authenticité, exprimés plus haut par Abellatif Berrada et par le Syndicat Libre des Musiciens Marocains, le grand compositeur, Maître Abdallah Issami, compositeur notamment des grands succès des chants de la Marche Verte des années 1970s, compte présenter à l’édition de cette année du colloque de Timitar, en collaboration avec le sociologue, Abdelkrim Saa, une caractérisation formelle comparative des modes du pentatonisme des musiques du Maroc, afin de monter, soulignent-ils, «comment est ce qu’il est possible de promouvoir ces chansons sur la base de leurs propres caractéristiques au lieu de dérailler vers des modes exogènes ». Le grand musicologue, Abelaziz Benabdeljalil va dans la même direction en proposant, à la même occasion, une communication sous le titre "Changement et continuité dans la pratique des chants populaires au Maroc".

Prise de conscience sur le plan pratique et institutionnel

Sur le plan pratique, on ne peut que saluer la ligne que s’est tracée un groupe de musique berbère comme Amarg Fusion en jetant une passerelle entre la tradition musicale pentatonique du Souss et les goûts sonores, rythmiques et de "nouvelle scène" des nouvelles générations, surtout le genre Reggae, qui se marie bien avec la musique amazighe Tachlhiyt sur tous les plans (rythmes, modes, percussion, sonorité et même le mode de poser la voix). Le groupe Amanouz, grâce à sa touche personnelle et à son style très distingué, mais puisé dans le répertoire amazigh (Tachlhiyt), symbolise également le renouveau de l’art des "Rways" en adaptant cet art aux nouvelles tendances de sonorité et d’adaptation à la nouvelle scène. Je me réjouis personnellement enfin, d’autre part, mais dans le même sens, du fait que ce qui n’était qu’une belle idée lors d’une séance de travail et de discussion à la mi janvier 2007, suivie d’une série d’échange par email avec Amel Abou El Aazm, manager du groupe rappeur Darga et coordinatrice des programmes de Festival des musiques sacrées de Fès, a fini par se concrétiser ; il s’agissait de l’idée de proposer des relectures, par des artistes de la “nouvelle scène”, de textes du malhoun. Cela s’est maintenant concrétisé à travers l’organisation par L’Boulevard et la Fondation Esprit de Fès d’une rencontre artistique originale entre des rappeurs du groupe H-Kayne et le groupe du Malhun de Said El-Meftahi, fidèle élève de feu Houcine Toulali (v. Tel Qeul; n° 274 du 19-25 mai 2007). Maintenant, c’est toute une génération qui commence à se libérer du ghetto de congestion d’expression où l’a internée plusieurs décennies d’une politique culturelle de l’aliénation. On ne compte plus les groupes de musique de jeunes (Hoba-hoba Spirit, Fnaïre, Rays Tijani, Big, etc.), fier(e)s d’abord de leur identité marocaine et de leur émancipation de la tutelle idéologique, qui sont leurs deux principales reconquêtes sur le plan de la conscience collective et qui rejaillissent fortement des paroles.
Le fait que des institutions comme le Festival Timitar, le groupe AKWA, Meditel et Plantinium décident de produire le nouvel album de ce groupe augure bien du regain du sens de la valeur des choses chez le nouveau mécénat émergent dans ce domaine. Au niveau des média, certains programmes sérieux comme "Angham Al-Atlas" ou "Shada al-Alhan" de la 2e chaîne 2M, qui combine séquences de musique traditionnelle et débat entre musicologues spécialistes du tableau musical du Maroc, de la trempe d’un Ahmed Aydoun par exemple, commencent à refléter cette nouvelle prise de conscience collective au niveau de l’élite également. D’ailleurs, le fait que SM le Roi Mohamed VI décore ces dépositaires vivants du fond africain de la culture marocaine que sont les maîtres de la musique dite "gnawi", ces meilleurs ambassadeur du Maroc dans son propre continent, ne fait que montrer à quel degré cette prise de conscience est réelle au plus hauts sphères de la société marocaine.

Conclusion

Sur la base des connaissances générées par une telle famille de travaux de recherche spécialisée, des programmes adéquats et des conceptions de plans de gestion appropriés, sont possibles pour différents secteurs éducatifs; de la maternelle à l’école publique et au conservatoire ainsi qu’au secteurs d’animation culturelle en ‘live’ et en audio-visuel. Ainsi, une recherche scientifique pure, que certains qualifient souvent de ‘recherche fondamentale’ ou de ‘recherche de chapelle’ et qu’ils considèrent, de plus en plus, avec un certain mépris bureaucratique, comme une activité "déconnectée de la réalité socio-économique" relevant du luxe, en opposition à la recherche dite ‘appliquée’, conçue comme étant préalablement mue par des besoins et des finalités prédéfinies, peut bien apporter, parfois même dans l’immédiat et sans que cela soit son mobil de départ, les éléments de la connaissance nécessaire à la gestion rationnelle de champs particuliers de la réalité. Mais, par principe même, la recherche sérieuse ne peut pas toujours se justifier par une prétendue utilité immédiate préconçue, du type de ce que certains formulaires administratifs de projets de recherche titrent comme ‘retombées socioéconomiques du projet’.






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