L’incohérence temporelle : règles contre discrétion, un renouveau de la théorie monétaire

Lhoussein Baouzil
2019 / 12 / 4

INTRODUCTION

Au Maroc, les autorités monétaires continuent de faire de l’ancrage monétaire leur cadre de gestion de la politique monétaire en dépit des résultats et performances médiocres enregistrés depuis la mise en œuvre de cette politique monétaire conventionnelle. La maitrise de l’inflation permise par ce cadre de gestion de la monnaie n’a pas été à l’origine d’un développement économique tel qu’il est souhaité par les décideurs. En effet, très récemment le gouverneur de Banque Al-Maghrib a mis en garde le gouvernement en critiquant sa politique en matière de finances publiques. On pourrait comprendre la sortie médiatique du responsable de la politique monétaire qui veille en premier lieu sur la stabilité des prix. Toutefois, la question reste à comprendre la part de responsabilité de la politique monétaire mise en œuvre au Maroc dans la défaillance enregistrée en matière de gestion des finances publiques par le gouvernement. En réalité, la littérature a remis en cause la capacité de la politique monétaire basée sur l’ancrage monétaire à atteindre les deux objectifs fondamentaux à savoir une stabilité des prix et un taux de croissance économique fort et régulier. Parmi les arguments largement évoqués pour montrer l’échec de la politique monétaire discrétionnaire, nous retenons le problème de l’incohérence temporelle qui est inhérent à ce type de politique. Le gouvernement marocain aurait dû saisir cet argument pour rappeler au gouverneur de la Banque centrale sa part de responsabilité en tant que --dir--igent d’une Institution qui devrait se détacher partiellement de la rigueur monétariste en vue de soutenir l’activité économique.
Dans ce papier, nous allons examiner ce concept de l’incohérence temporelle à travers la littérature et ce depuis les travaux fondateurs de Kydland et Prescott développés au début de la décennie 70 du siècle précédent.

I-Emergence du concept de l’incohérence temporelle

A partir de 1973, année de crise marquée par un contexte d’inflation élevée et une instabilité financière rendant les interventions de la politique monétaire sans effet, les économistes spécialisés dans l’étude des politiques monétaires ont orienté leurs travaux et programmes de recherche dans le sens de la détermination des alternatives à la politique monétaire conventionnelle. En effet, l’inflation démesurée enregistrée durant cette décennie a poussé les économistes à investir, scientifiquement parlant, davantage dans le domaine de l élaboration des règles explicites pour la conduite de la politique monétaire en vue de surpasser les effets liés au problème de l’incohérence temporelle. Cette instabilité financière et économique a été attribuée, en grande partie, aux crises pétrolières survenues au cours de la décennie 1970. Par ailleurs, il convient de préciser qu’une minorité d’économistes, à leur tête Friedman (1968) et Clarida et al. (2000), ont exprimé des points de vue contraires à l’idée générale retenue par la littérature en matière d’explication de l’inflation élevée ayant sévi durant la période des années 1970. Toutefois, la question de savoir si on devrait opter pour une politique discrétionnaire ou plutôt recourir à une règle explicite a préoccupé, depuis lors, la communauté des économistes.

Des éléments de réponses apportés à cette question ont été le fruit des travaux développés par des économistes comme Kydland et Prescott (1977), Barro et Gordon (1983), Rogoff (1985), Taylor (1993), Walsh (1995) et Svensson (1995). Ces travaux qui ont analysé la problématique du choix entre la discrétion et la règle avaient comme point de départ commun le problème de l’incohérence temporelle débouchant sur la crédibilité de la Banque centrale.
Pour donner une illustration réelle au problème de l’incohérence temporelle, nous allons considérer un exemple tiré de la réalité du secteur de l’habitat au Maroc qui connait un dysfonctionnement flagrant induit en grande partie par l’interférence excessive entre le domaine politique dont l’horizon d’action est de court terme et le domaine de l’urbanisme qui devrait normalement obéir à un horizon d’action et à une rationalité de long terme. Nous Considérons en premier un modèle simple à deux agents : la municipalité et les habitants désirant construire leurs propres maisons. Supposons en second lieu, qu’il existe un lotissement aménagé et équipé en infrastructures de base nécessaires. Les équipements sont réalisés par la municipalité et le lot de terrain standard se vend à 100.000 DH. Supposons aussi qu’il existe dans le même périmètre un lotissement clandestin non aménagé dans lequel le lot de terrain se vend à 40.000 DH.

Abstraction faite des risques naturels qui seraient liés aux choix du terrain du lotissement clandestin (risque d’inondation, de glissement de terrain…), il n’est pas optimal pour la municipalité (la société) que des individus s’installent sur ce lotissement, car si c’est le cas, il faudrait alors, devant le fait accompli, mobiliser des fonds publics par la commune pour mettre en place les infrastructures de base nécessaires, aménager les rues et les ruelles et assurer les branchements aux réseaux d’électricité, de l’eau potable et de télécommunication. Par contre, et d’un point de vue purement individuel, chaque habitant cherchant un lot de terrain moins coûteux a intérêt à acheter une parcelle au niveau du lotissement clandestin étant donné la différence de prix attractive. Notons ici qu’on n’a pas évoqué la différence de qualité de vie dans chaque lotissement en se-limit-ant seulement à la différence de prix de vente du lot de terrain standard étant donné que notre objectif consiste, à travers cet exemple, à relever l’existence du problème de l’incohérence temporelle. La municipalité peut, pour contraindre ces habitants à ne pas s’installer sur ce lotissement clandestin, annoncer qu’elle ne consacrera aucun crédit à son aménagement. mais les individus concernés anticipent que, dès leurs installations sur le lieu, la commune se trouverait devant le fait accompli et elle sera amenée à revenir sur sa décision notamment sous la pression des protestations, des revendications et des aspirations électorales des décideurs politiques, y compris ceux qui --dir--igent la municipalité. En conséquence de leurs anticipations, les individus s’installent au niveau du lotissement clandestin. Sous les pressions qu’ils vont exercer, ils bénéficieront des plans de redressement et de recasement avec la réalisation des infrastructures de base. On dit alors que l’équilibre atteint est temporellement cohérent mais il ne s’agit pas d’un équilibre optimal étant donné l’affectation des fonds publics supplémentaires à un projet non efficient dans un pays qui souffre de la rareté des ressources financières.


II-L’incohérence temporelle et la crédibilité de la Banque centrale

Dans leur article célèbre « règles versus discrétion » cité auparavant, Kydland et Prescott ont donné naissance à un processus de renouveau de la théorie monétaire par le développement d’un modèle sur le problème de l’incohérence temporelle qui affecte la politique économique de façon générale et la politique monétaire de façon particulière. L’idée principale de Kydland et Prescott consiste à montrer qu’une politique optimale ex-ante ne pourra pas être mise en œuvre ex-post car elle ne sera pas soutenable (Kydland et Prescott, 1977). D’ailleurs, selon la définition proposée par Kydland et Prescott, une politique cohérente au temps t est définie de la façon suivante : « une politique est dite cohérente si en toute période déterminée du temps, elle est la meilleure politique qui maximise la fonction objectif de la société compte tenu de la situation des prévisions courantes » (Kydland et Prescott, 1977 P. 4). De cette précision, il ressort que l’étude du problème de l’incohérence temporelle revient en fait à étudier, en matière de la politique monétaire, le concept de la crédibilité de la Banque centrale et son indépendance (Faugère, 1991). Suivant cet auteur, l’introduction dans le modèle du contrôle optimal des anticipations conduit à un équilibre sous-optimal, dû essentiellement à l’ignorance des attentes futures des agents privés. L’auteur conclut alors qu’une politique temporellement cohérente peut ne pas être optimale --;-- ce qui démontre la supériorité de la règle par rapport à la politique discrétionnaire.

Ainsi, si nous analysons le comportement de la Banque centrale, nous allons pouvoir --dir--e que ses actions seront soumises au raisonnement développé ci-haut. Alors, toute décision de cette banque sera analysée non seulement en se basant sur les informations du passé mais surtout en anticipant l’évolution des variables économiques suite à une telle décision. De surcroît, la Banque centrale sera contrainte de prendre ce facteur en considération dans l’élaboration et la diffusion de ses décisions et on voit ainsi que l’étude du problème de l’incohérence temporelle converge en fait vers l’étude de la crédibilité des autorités monétaires, considérée comme une condition nécessaire pour une conduite de la politique monétaire efficace.

D’ailleurs, lorsque les agents économiques perdent de la confiance quant à la capacité des autorités monétaires à respecter leurs engagements dans le futur, la politique monétaire discrétionnaire ne pourrait aboutir qu’à une inflation encore plus élevée. C’est pour cette raison que la question de la crédibilité de la politique monétaire a été largement débattue par la littérature. Le raisonnement théorique relatif à la crédibilité repose sur deux volets. Le premier consiste en une fonction d’offre « à la Lucas » reliant positivement l’output gap à l’inflation non anticipée. Le second est en rapport avec une fonction de perte sociale, répondant à des spécifications précises qui font que la Banque centrale tente de faire de l’inflation surprise pour stimuler la production et l’emploi. Pour illustrer ce raisonnement, nous allons reprendre l’exemple développé par Ludovic A. (2001) dans lequel la Banque centrale crédible annonce un objectif monétaire d’inflation. Suite à cette annonce, les agents privés forment leurs anticipations d’inflation et négocient les salaires sur la base de l’objectif considéré crédible. Si, à la période suivante, la Banque centrale choisit de revoir sa décision en privilégiant par exemple une politique monétaire expansionniste, elle peut stimuler à la hausse la production et l’emploi du fait que les salaires nominaux sont rigides à court terme --;-- ce qui conduit à la baisse des salaires réels en raison d’une inflation élevées par rapport à celle annoncée et en conséquence anticipée par les agents privés. La baisse du salaire réel incite les entreprises à embaucher davantage --;-- ce qui se traduit par l’augmentation de la production. Cette politique monétaire discrétionnaire permet donc à la Banque centrale d’agir positivement sur l’emploi et la production. Néanmoins, ces effets réels ne sont que transitoires. En fait, et avec l’hypothèse des anticipations rationnelles, la Banque centrale ne peut tromper les agents privés indéfiniment. Une Banque centrale qui s’engage dans la voie de tromper les anticipations du secteur privé ne peut que perdre sa crédibilité.

Il apparait alors que la perte de crédibilité est très coûteuse pour les autorités monétaires, qui sont donc contraintes de respecter l’engagement annoncé. En fait, une fois trompés, les agents économiques n’accordent plus aucune crédibilité aux objectifs fixés par la Banque centrale et peuvent élever leurs anticipations à un niveau supérieur qui anéantit les efforts de maîtrise de l’inflation.

Références bibliographiques:

•Barro, R. et Gordon, D. (1983), "Rules, discretion and reputation in a model of monetary policy", Journal of Monetary Economics, Vol. 12, Issue 1.
•Clarida R., Gali J. et Gertler M. (2000), "Monetary policy rules and macro-économic stability: evidence and some theory", The Quarterly Journal of Economics, Vol. 115, Issue1, February.
•Faugère, J-P. (1991), "Les règles monétaires génératrices de crédibilité. Eléments de critique des thèses des nouveaux classiques ", Revue française d économie, Vol. 6, n°4.
•Friedman, M. (1968), "The Role of Monetary Policy", Americain Economic Review, n°58, mars.
•Kydland, F. et Prescott, E. (1977), " Rules rather than Discretion : the Time Inconsistency of Optimal Plans ", Journal of Political Economy, vol. 85, n°3.
•Ludovic, A. (2001), "La politique monétaire : éléments de théorie et pratiques des banques centrales", Institut de Recherches É-;---;--conomiques et Sociales, France, décembre.
•Rogoff, K. (1985), "The Optimal Degree of Commitment to an Intermediate Monetary Target", Quaterly Journal of Economics, Vol.100, n°4.
•Svensson, L. (1995), "Optimal Inflation Targets, ‘Conservative’ Central Banks and linear Inflation contracts", NBER, Working Paper, n°. w5251.
•Taylor, J. B. (1993), "Discretion versus Policy Rules in Practice", Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, vol. 39, décembre.
•Walsh, C. (1995), "Optimal Contracts for Central Bankers", American Economie Review, Vol. 85, n° 1, March.




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