CONSIDERATIONS SUR LA QUESTION NATIONALE EN AFGHANISTAN

Juan Ignacio Castien Maestro
jicastien@hotmail.com

2014 / 5 / 16

Il est indéniable que l’Afghanistan est un pays qui a enduré pendant plus de trois décennies une situation inquiétante. Cependant, si difficile que soit le présent, nous ne devons pas oublier pour autant son passé historique souvent brillant et son potentiel futur, en raison de ses ressources naturelles et de son rôle de lieu de transit entre l Océan Indien et l intérieur de l’Asie. Nous ne devons pas ignorer non plus, en particulier, que dans le milieu des années soixante-dix, certainement l’Afghanistan était un pays pauvre et arriéré, mais qui a toutefois vécu pendant des décennies en paix, et qui dispose d´une manière ou d´autre, d´une modernisation possible à tous les niveaux. Comme nous le savons, cette modernisation prometteuse a été brutalement interrompue, mais le simple fait qu´elle se soit produit réfute cette vision d´actualité malheureusement trop répandue sur l´histoire afghane, qui la réduit à une succession sans fin de violence et de fanatisme. En fait, elle peut être considérée comme une incitation à aller vers un avenir meilleur, et à retrouver ainsi le chemin du progrès abandonné aujourd´hui.
Parallèlement à ces premières constatations, il y en a une autre qui à mon point de vue semble d une importance décisive: malgré le chaos, les guerres civiles, les interventions étrangères et une situation économique catastrophique, l Afghanistan a survécu. L´É-;---;--tat afghan existe toujours, si faible soit-il, existe encore des millions de personnes à l intérieur et à l extérieur de son territoire, pour des individus ayant la nationalité afghane. Ainsi, l Etat et la société afghane ont montré une capacité de résistance dont il faudrait tenir compte. Et cette preuve de résistance dans des conditions extrêmement difficiles doit nous donner des espoirs fondés quant à l avenir. Cela est également très instructif, car il nous apprend que la construction d un Etat et d’une nation afghans a peut-être connu plus de succès que beaucoup ont tendance à le croire. Ce processus a certainement été mouvementé et ses réalisations n’ont été que partielles. Je pourrais --dir--e, métaphoriquement parlant, qu’il est resté à mi-chemin. Mais c est précisément pour cela que cette distance parcourue et ces premières réalisations pourraient servir de base à de nouveaux progrès.
Il vaut donc la peine réfléchir, même si ce n’est que très brièvement, sur la nature de la construction de la nation afghane. Pour commencer, il faut souligner un fait très important. Contrairement à plusieurs états d Afrique, d Asie et d Océanie, l É-;---;--tat afghan n est pas un produit du colonialisme. Il n´est pas né des administrations coloniales qui lui ont ensuite accordé l indépendance. Comme les Afghans eux-mêmes tiennent à rappeler toujours, l Afghanistan a résisté avec succès aux tentatives de conquête des Britanniques et des Russes. L Etat afghan s avère donc être un état beaucoup moins artificiel que la plupart de ceux qui existent aujourd hui dans le monde, et qui interprètent cette artificialité comme un manque d´enracinement des cultures et les identités locales.
Deuxièmement, l É-;---;--tat afghan a déjà un âge respectable, bien plus que les états américains, et même que celui de bien des pays européens. Sa naissance peut se situer au moins au moment de l intronisation d Ahmed Shah Durrani en 1747. Par conséquent, la plupart des territoires qui composent actuellement l Afghanistan ont été soumis durant des siècles à un même É-;---;--tat, même si l autorité en était faible et précaire. Cette continuité historique est quelque chose qui convient de souligner.

Certes, le premier Etat afghan avait une structure très laxiste. Il consistait essentiellement en une série de différentes lignées --dir--igées par des seigneurs de la guerre regroupés autour de la dynastie régnante. Aucune nation afghane n’existait encore. Mais il n’y avait pas non plus à cette époque, une nation française ou espagnole. Et comme beaucoup d autres états traditionnels, sans être véritablement un Etat national, il avait cependant une base ethnique, une base pachtoune pour être plus précis. Les Pachtounes étaient alors l´ethnie hégémonique dans ce nouvel Etat. La dynastie régnante appartenait à cette ethnie, à l´image des lignées les plus en vue, avec lesquelles elle était liée. C’est pourquoi une grande partie des cadres étaient aussi des --dir--igeants pachtounes. Cette situation a eu des effets favorables et défavorables pour la création une nation plus unie et solidaire. Ce qui a supposé sans doute une discrimination envers les non Pachtounes, et pour beaucoup d´entre eux un fort sentiment d injustice. Toutefois, dans le même temps, cela a engendré une plus grande cohésion initiale pour la construction du nouvel Etat. Cela a été un moyen privilégié pour lier son existence à un groupe ethnique particulier qui l’a conduit à avoir un plus fort engagement face aux vicissitudes de son destin. Cet engagement a été facilité, à son tour, par l existence d une identité pachtoune très forte, soutenue en grande partie par une solide organisation tribale. La population pachtoune a été organisée en un ensemble de lignage patrilinéaire progressivement plus inclusive, du plus petit clan jusqu’à la grande tribu--;-- et tous finissaient par converger vers le grand ancêtre commun, Qais Al Rashid. Ainsi, le système tribal a finalement rendu possible l´éclosion d´identités plus larges et inclusives. Ce qui encourageait non seulement le factionnalisme et le particularisme comme des tendances opposées à l unité et à l intégration, mais qui permettait aussi la coopération entre les groupes séparés, ainsi qu’un profond sentiment d identité partagée entre eux. D’autre part, le nouvel Etat afghan s est fortement appuyé sur les organisations tribales, et il s’en est servi pour recruter et encadrer ses collaborateurs, et aussi pour les utiliser comme unités administratives. En définitive, cette connexion primitive à un groupe ethnique particulier et à son organisation tribale sophistiquée s´est révélée très fonctionnelle pour renforcer ce premier É-;---;--tat afghan. Cependant, ces mêmes liens allaient mener à long terme à un certain nombre de problèmes qui, dans une certaine mesure, existent encore aujourd hui. A l´opposition entre plusieurs particularismes ethniques va s´y ajouter un autre qui existait déjà entre des particularismes tribaux différents, freinant ainsi l´avancée vers un Etat et vers une société plus intégrée et moderne. Ce qui était bénéfique au début est devenu par la suite préjudiciable pour le pays.
La modernisation de l Afghanistan s est accélérée d’une manière décisive, comme nous savons, depuis le règne d’Abderrahman I, à la fin du XIXe siècle. Malheureusement, cet Etat en voie de modernisation souffrait de sérieux problèmes. Tout d abord, il disposait de peu de moyens de financement. Depuis lors et jusqu à aujourd hui, il a dû survivre en grande partie grâce aux subventions accordées par des puissances étrangères, qui achetèrent, avec ce financement, leur influence politique. A ce premier problème s ajoute, bien sûr, celui dérivé de l orographie du pays, qui rendait difficiles les communications internes, et par conséquent, tout processus de centralisation politique.
Il y avait enfin un troisième facteur qui a rendu plus difficile l´avancée vers une plus grande intégration interne. L hétérogénéité ethnique et tribale supposaient, à l´origine, un obstacle évident contre l uniformisation culturelle et identitaire qui semble être l’une des exigences des processus de construction nationale qui, par le biais de l école, des médias et du fonctionnement quotidien des institutions publiques, imposent une langue et des usages communs. Dans le cas de l Afghanistan, il semblait prévisible une « pachtounisation » progressive du pays, l assimilation de l ensemble de la population à ce genre de noyau dur pachtoune, de tel sorte que l´identité initiale et l´hétérogénéité culturelle en étaient considérablement atténuées. Mais avec la faiblesse de l Etat, cette éventualité se heurte à un deuxième obstacle important. En plus du Pushtu, la langue des Pachtounes, l autre langue principale du pays est le persan, dans sa variante Dari .Il s´agit d´une langue ancienne et prestigieuse, liée à une culture qui l´est encore plus de nos jours, et dont l utilisation a marqué bien des siècles de l histoire de l Asie centrale depuis la Turquie jusqu´à l Inde. Ainsi, dans le cas de l Afghanistan en particulier, elle a joué un double rôle de pont entre un passé historique riche, ainsi qu’avec les pays et les régions voisines. Le pushtu ne le permettait pas.

C’est alors que surgit un paradoxe curieux : la langue et la culture du groupe politiquement dominant n était cependant pas la plus puissante et la plus prestigieuse. Rien de surprenant donc que le pachtoune et le dari aient coexisté. Une partie importante de la population afghane est maintenant bilingue, ceux qui parlent persan ont progressivement développé une identité propre opposée à la Pachtoune, à la Tadjik --;-- et d autres populations minoritaires, comme les Ouzbèkes et les Hazaras, se sont aussi progressivement imprégnées à la langue et à la culture perse. Le résultat final a été un pluralisme linguistique, culturel et identitaire, difficile à gérer bien sûr, mais aussi très gratifiant et surtout susceptible de renforcer les contacts avec les pays voisins. Toutefois, au-delà de cette diversité, il ya aussi une identité et une culture nationale qui la transcende. Elle se manifeste dans les faits comme par exemple le bushkazi, né dans les régions du nord et devenu maintenant un sport national, ou la danse l’attan-e-Melli d´origine pachtoune devenue une danse nationale. A cela s´ajoute la revendication commune du lointain passé historique du pays, marqué par des épisodes glorieux, et que nous pouvons apprécier aujourd’hui surtout grâce à son héritage monumental.

Parallèlement à cette fragmentation ethnique que l´on pourrait qualifier d´horizontale, il convient d´en ajouter une autre de nature verticale entre les différentes couches sociales. Il y avait en particulier un écart remarquable, commun à de nombreuses sociétés en développement, entre une minorité urbaine plus moderne et une grande masse rurale, beaucoup plus traditionnelle et conservatrice. Cette minorité urbaine a été en grande partie liée à l´Etat nouveau en construction, se mettant à sa disposition pour servir comme fonctionnaire, militaire ou contractuel. La faiblesse de cet Etat a provoquée aussi sa propre faiblesse. De la même manière, l isolement notoire de cet É-;---;--tat face à la majorité de la population l´affectait. Dû à cette fracture, les minorités avaient d´énormes difficultés à agir comme une avant-garde modernisée qui aurait diffusé de nouveaux usages et de nouvelles coutumes au reste de la population, réduisant ainsi le fossé culturel qui l’en séparait.

Beaucoup de drames de l’histoire récente de l’Afghanistan trouvent l’une de leurs sources dans l existence de ces fractures internes. En l absence d intégration interne proprement dite, certains secteurs minoritaires ont tenté d imposer à feu et à sang leur propre projet à l´ensemble de la société .C’est ainsi qu´auraient agi en premier lieu les factions Khalq et Parcham, tout particulièrement la première, mais aussi une grande partie des moudjahidin et surtout les talibans. Ainsi, malgré toutes les différences entre ces mouvements quant à leur idéologie – le communisme stalinien dans un cas face au fondamentalisme islamique dans l autre – et à leurs bases sociales plus urbaines dans le cas des premiers, plus rurales dans le second groupe, tous ont partagé, en fin de compte, une incapacité radicale à comprendre la complexité de leur propre société, n’ayant que cette volonté de croire que l imposition violente d une solution simpliste la guérirait miraculeusement de tous ses maux. Les uns préconisaient un projet de modernisation forcée, les autres un conservatisme à outrance surgissant dans une certaine mesure comme une réaction contre l ancienne. Et les deux étaient un symptôme de cette fracture sociale et culturelle, en même temps qu´ils l´aggravaient encore plus. Ils en ont été ainsi la cause et l effet. Il est à espérer que, après tant de tragédies, beaucoup de gens aient pris conscience des désastres qu’elles amènent quand une petite minorité tente de s´imposer au reste de la société. À-;---;-- la suite de ces violences, la minorité urbaine plus éclairée a également été décimée, ruinée et beaucoup de ses membres ont fui à l´étranger. Avec elle, la société afghane a subi une sorte de positionnement, ceci impliquant, à notre avis, l un de ses plus grands problèmes. Toutefois, cette tragédie a eu peut-être un effet collatéral positif. Cet exil forcé a permis à de nombreux Afghans de mieux se familiariser avec d´autres cultures et d acquérir un vaste capital de connaissances techniques. Il serait souhaitable que toute cette formation supplémentaire puisse leur servir dans un futur proche afin de contribuer davantage au développement de leur pays.

Mais pour parvenir à cette modernisation, il est nécessaire, avant tout, de surmonter l une des grandes questions en suspens du pays. Il faut établir un consensus minimum sur la nation à construire, consensus culturel et synthèse culturelle et identitaire acceptable pour la majorité de ses habitants, qui rendrait possible une meilleure convivialité et une plus grande coopération entre eux. Conformément à cet objectif, il convient de corriger le biais excessif en faveur du tout Pachtoune, de sorte que ceux qui n appartiennent pas à ce groupe ethnique puissent également se sentir à l aise. Ils doivent donc combattre les particularismes ethniques et éviter toute velléité séparatiste. En tenant compte du fait que dans tout le pays se trouvent des gens de différents groupes ethniques, la division du pays sur des bases ethniques conduira sûrement à des massacres et à des déplacements forcés de population. C est ce que nous enseignent les expériences récentes dans les Balkans, le Caucase et le Moyen-Orient. En dehors de tout cela, une fragmentation de l Afghanistan pourrait déstabiliser les É-;---;--tats voisins. Il s’agit en effet pour la plupart d’états fragiles, comme c´est le cas des anciennes républiques soviétiques et du Pakistan. Contrairement à l Afghanistan, ce sont d anciennes colonies devenues indépendantes. Ils n’ont guère de tradition historique, ils sont très hétérogènes sur le plan ethnique, et plusieurs d entre eux sont en proie en outre à une forte conflictualité ouverte ou latente. Mieux vaut ne pas jouer avec le feu. Il semble beaucoup plus raisonnable de s’efforcer pour terminer de construire ce qui est déjà été à demi construit, au prix de tant d efforts. Il est impératif de reprendre le processus de construction de la nation afghane interrompu de façon dramatique au cours des dernières décennies.

Pour ce faire, agir dans cette optique implique l adoption d une perspective pragmatique. Face aux tentations de tout nationalisme mystique, l objectif doit être beaucoup plus modeste. Il s agit concrètement d améliorer la vie de millions de personnes. Nous pouvons ainsi parler de nationalisme pragmatique, par opposition au nationalisme ethnique. Ce nationalisme pragmatique ne nie pas les cultures et les identités ethniques, mais il est conscient des dangers que suppose tout projet de construction de la nation ne reposant que sur ces dernières. Il favorise toutefois le fait que d autres identités vivant dans les mêmes frontières puissent partager un peu d histoire et certaines composantes culturelles, et surtout avoir des intérêts communs découlant de l adhésion à un même pays.
Ces intérêts communs sont aujourd hui très faibles. Il ne peut qu’en être autrement lorsque l É-;---;--tat lui-même est si fragile, qu’il est absent dans de nombreuses localités, et que l économie nationale se trouve si décousue et désarticulée. Ainsi, le manque de coordination interne et de force institutionnelle entrave le développement de ces intérêts communs. Ces problèmes ne sont pas seulement le produit de l héritage d un passé pré-moderne, ni un effet des guerres et du chaos. Pour une grande partie, ils ont été encore intensifiés par ce phénomène moderne par excellence qu est la mondialisation.
L´Afghanistan est entré dans l économie mondiale d´une façon très particulière, par le biais du commerce illicite généralisé des drogues et des armes. Sans aucun doute, la désarticulation interne de la société afghane a permis à ce commerce d´atteindre sa force actuelle. Mais une fois stabilisé, ses effets corrosifs n´ont fait qu’augmenter. Les couches de la population les plus --dir--ectement impliquées dans ces activités ont acquis une immense richesse, et par la violence et la corruption, ils ont fait que la population et les institutions publiques se soumettent à eux. Le résultat en a été une faiblesse encore plus grande de l Etat et une augmentation spectaculaire des inégalités sociales et du fractionnement territorial du pays. Et même si le cas de l Afghanistan est peut-être le plus terrible de tous, il convient de souligner qu´il est loin d´être le seul dans le monde. Nous pensons à ce qui s est passé dans plusieurs pays d Amérique latine et d Afrique. Cependant le problème est aggravé ici en raison de l´imbrication de cette division entre les différents centres de pouvoir locaux et les multiples particularismes ethniques ainsi que les alliances entre ces différents centres de pouvoir et les puissances étrangères. Dans un tel contexte, les nouvelles ressources naturelles du pays pourraient être éventuellement utilisées par les différents chefs de guerre pour renforcer encore plus leur pouvoir et pour que le pays se désintègre un peu plus, en partenariat avec des intérêts étrangers. La tragédie de la République démocratique du Congo est un avertissement sérieux à cet égard.

Nous nous trouvons en somme confrontés à une série de cercles vicieux. La faiblesse de l Etat et de la société favorise l émergence de diverses forces centrifuges qui affaiblissent encore plus l É-;---;--tat et une société qui favorise, à son tour, l´éclosion de nouveaux courants de discorde. Il est donc essentiel de renforcer les tendances centripètes. Il semble difficile d’y arriver sans soutiens extérieurs. Mais il est souhaitable que cette collaboration internationale se réalise plus efficacement que par le passé. En attendant, la seule stratégie viable à moyen terme est de développer un travail de base acharné pour promouvoir l organisation de la population à partir de la lutte pour ses intérêts quotidiens. Ce travail devrait être orienté dans une perspective plus large par le biais du nationalisme pragmatique auquel nous avons déjà fait allusion. Cependant, ce travail devra être basé non seulement sur les faibles intérêts communs du présent, mais aussi sur l attente d une amélioration collective à long terme.


Il convient de souligner que le renforcement de la construction nationale constitue la meilleure façon d améliorer la situation de la population. Lorsque l Etat afghan était plus fort et que l économie était plus articulée, les choses allaient mieux pour la plupart de la population, et il serait donc raisonnable de supposer que les choses pourraient s´améliorer dans l´avenir malgré toutes les difficultés existant actuellement Il est donc raisonnable de penser aujourd hui que si on arrive à reprendre le chemin de la construction nationale, la situation peut commencer s améliorer. Cette stratégie en vaut la peine.





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